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Parler de télévision, parler de soi

"Une véritable théorie familiale s'articule autour de cet objet technologique", affirme André Caron.

"La télévision est un membre de la famille", dit André Caron, directeur et fondateur du Groupe de recherche sur les jeunes et les médias et du Laboratoire de recherche sur les nouvelles technologies.


Lundi, 20 h. M. et Mme Lajoie regardent Jeux de société dans le salon tandis que Simon écoute le film Alien et Mélanie, les dessins animés du canal Télétoon, chacun dans leur chambre. Pourquoi les membres de cette famille ne regardent-ils pas ensemble la télévision? Parmi la multitude de raisons qui semblent expliquer cette tendance nord-américaine, la baisse du prix du téléviseur, le besoin d'autonomie des adolescents, l'absence de supervision des parents. Mais une chose est sûre: la télévision fait partie de la famille!

Avec une moyenne de 25 heures par semaine, les Québécois sont les plus grands consommateurs de télé au pays. "à l'âge de 65 ans, un adulte aura grosso modo passé neuf années de sa vie devant le petit écran", signale André Caron, professeur titulaire au Département de communication et directeur du Groupe de recherche sur les jeunes et les médias (GRJM).

Neuf années qui l'auront diverti et informé, mais aussi influencé dans ses rapports avec les membres de sa famille. En effet, l'intégration de la télévision dans le quotidien produit des routines qui structurent le "rythme de la vie familiale". Cela a pour effet d'accentuer l'importance des priorités de la famille. Bref, le repas pris autour d'une même table peut être un moment privilégié, mais souvent on mange en vitesse pour ne pas manquer La p'tite vie.

"Pour établir une hiérarchie des activités quotidiennes et mettre en valeur la dimension relationnelle, on oppose à la notion de repas en famille quelque chose d'autre: la télévision, explique M. Caron. La réglementation de l'écoute est donc une stratégie qui a des conséquences sur la construction de la vie familiale."

N'empêche que les normes et pratiques constituent une dynamique en mouvement et font l'objet de constantes négociations. Et puis, "les critères de contenus jugés adéquats par les parents interviennent aussi dans ce jeu de négociations", note M. Caron au terme d'une analyse qu'il a menée en collaboration avec Letizia Caronia, une chercheuse de l'Université de Bologne, à partir de certaines données recueillies par Marysol Charbonneau, étudiante à la maîtrise au Département de communication.

M. Caron et Mme Caronia ont étudié la place de la télévision dans la vie quotidienne en privilégiant la mise en discours des pratiques médiatiques au foyer. Cette approche permet non seulement de saisir le sens attribué à la consommation télévisuelle, mais aussi de comprendre les symboliques et les dynamiques liées à l'écoute. "En parlant de ce qui se passe en famille devant la télévision, les membres nous montrent comment et jusqu'à quel point cette activité est investie de significations et comment elle est utilisée pour conférer un sens aux autres pratiques de la vie quotidienne", fait valoir le directeur du GRJM, qui s'intéresse depuis plusieurs années au rapport entre les téléspectateurs et la télévision.

Dynamiques relationnelles
Les parents se soucient des contenus sexuellement explicites et des scènes de violence. Toutefois, les images, beaucoup plus que les écarts de langage, posent un problème, comme l'explique un père interrogé par les chercheurs: "Quand c'est le langage, tu peux expliquer que les comédiens ne parlent pas bien et qu'il faut essayer de ne pas les imiter... Mais les contenus à connotation sexuelle, c'est plus visuel... L'enfant peut savoir ce que c'est que faire l'amour, mais de là à le voir!"

Dans ce cas, la réglementation devient souvent la seule médiation possible. "Les parents censurent les contenus par rapport auxquels ils se sentent désarmés, rapporte M. Caron. Leurs comportements relèvent en partie des représentations qu'ils se font de la télévision et de son incidence sur leurs enfants", précise-t-il.

La représentation de la télévision, c'est-à-dire la perception du média, peut même se communiquer d'une génération à l'autre à travers les règles et le discours qui accompagnent cette activité. Ainsi, parfois des jeunes censurent eux-mêmes certains genres télévisuels, car ils anticipent des conséquences négatives. Ils vont, par exemple, s'interdire tel ou tel film d'horreur pour ne pas faire de mauvais rêves. "Les enfants assimilent les arguments énoncés par leurs parents lorsque ceux-ci imposent des restrictions", constate le chercheur.

Quand la télévision est perçue comme un simple divertissement, l'unique responsabilité des parents est de limiter le temps que les enfants passent devant l'écran afin qu'ils se consacrent à d'autres activités jugées plus significatives. Lorsque les parents craignent que le contenu soit menaçant, deux attitudes sont observées: plusieurs interdisent carrément certains genres, alors que d'autres préfèrent être présents, c'est-à-dire qu'ils privilégient l'écoute supervisée.

Pour ces derniers, le "covisionnement" devient un moyen par lequel l'enfant peut interpréter ou anticiper des expériences qui pourraient se produire dans la vie réelle.

Selon M. Caron, le fait de confronter les contenus aux valeurs familiales permet aux parents "d'initier l'enfant à son environnement en cherchant à rendre la réalité à sa portée et de partager petit à petit ses expériences. Le covisionnement, souligne-t-il, peut même devenir une source de divertissement partagé. Imposé, il peut toutefois déclencher des conflits intrafamiliaux, surtout à l'adolescence", prévient le professeur.

Le choix des émissions peut aussi engendrer des mésententes. Surtout s'il n'y a qu'un seul appareil à la maison. Le hic? Les écarts entre les préférences télévisuelles des jeunes et des parents d'une part et, d'autre part, entre celles des garçons et des filles. "L'acquisition d'autres téléviseurs placés dans des pièces distinctes, observe le chercheur, permet à certaines familles de réduire les conflits."

Reste qu'on ne peut pas toujours éviter les négociations. À qui revient la grosse télé du salon et qui doit se contenter de la petite dans la cuisine? Qui regarde quoi et avec qui? Autant de décisions qui nécessitent des médiations et, bien sûr, peuvent causer des affrontements. "Ceci amène à raffermir certaines alliances familiales. C'est également un moyen de négocier d'une façon implicite la hiérarchie des rôles familiaux et la distribution du pouvoir", remarque M. Caron. Il en est d'ailleurs de même pour le contrôle de la télécommande.

Fonction identitaire
"Regarder la télévision, et surtout choisir quoi regarder, est une activité qui peut mettre au jour plusieurs enjeux: l'affirmation de son autonomie vis-à-vis de ses parents (par la voie de l'opposition) et de son propre désir de devenir adulte et d'être considéré comme tel", soutient M. Caron.

"Je regarde des films comme Alien, observe un garçon de 12 ans cité par les chercheurs. Mon père et ma mère ne voulaient pas que je l'écoute. Il y a plein de sang. C'est comme si le film avait été pour les 18 ans et plus, mais c'était indiqué 13 ans et plus. Il est bon, le film, c'est pas comme un film d'amour... ça, c'est assez plate."

C'est par l'opération de classement et de choix que se définit l'identité des jeunes. Ceux-ci distinguent souvent les contenus par rapport à deux pôles: adulte/enfant et fille/garçon. De l'avis de M. Caron, cette classification remplit même une fonction stratégique lors du choix des émissions à regarder. "Mine de rien, conclut André Caron, quand les jeunes demandent "Est-ce que ça vous tente d'écouter des affaires d'adolescents comme Place Melrose ou Beverly Hills?", l'expression "affaires d'adolescents" a pour effet d'évacuer les parents."

Dominique Nancy
Collaboration spéciale


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