FORUM - 24 JANVIER 2000  

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La lecture retarde le vieillissement

André Roch Lecours consacre sa carrière à étudier le cerveau et le langage.

Récemment, à Chicago, quelques heures après avoir subi une commotion cérébrale, un joueur de hockey d'origine québécoise a perdu l'usage de sa langue seconde, l'anglais. Alors qu'ils n'avaient jamais eu aucun mal à le comprendre, ses coéquipiers ne saisissaient plus le moindre mot du joueur francophone.

Cette anecdote illustre bien le lien mystérieux qui existe entre le cerveau et le langage. Toute atteinte cérébrale, accidentelle ou résultant d'une maladie, peut causer des dommages permanents ou temporaires à cet outil indispensable de la communication. "La relation entre le cerveau et la cognition est un domaine scientifique absolument passionnant. Mais les recherches qui m'intéressent le plus, ce sont celles qui portent sur l'interaction entre le cerveau et le langage", dit André Roch Lecours, un neurologue et neuropsychologue qui se consacre à ce sujet depuis plus de 35 ans.

Le langage et l'intelligence vont-ils de pair? Pour les enfants, cela ne fait aucun doute, mais à l'autre bout de l'existence, le chercheur a constaté que les personnes âgées qui ont le moins d'ennuis sur le plan du langage, à l'exception des victimes d'accidents, sont celles qui lisent et qui écrivent régulièrement. Plus ses patients entretiennent leur mémoire grâce à la lecture, moins ils subissent de dégénérescence prématurée.

Cela s'explique. "Lorsqu'on tombe sur un mot inconnu, on en cherche la définition dans le dictionnaire. Cela s'appelle "lexicaliser" un mot. Or, notre banque lexicographique demande à être constamment entretenue. Si on ne lit pas, on désapprend le sens des mots."

Entretenir sa culture par le biais de la lecture pourrait donc être une garantie contre le vieillissement prématuré.

Du Mexique au Japon
De retour d'une série de conférences au Mexique et peu avant une envolée vers le Japon incluant quelques arrêts en Europe, le spécialiste de renommée mondiale a prononcé une conférence sur l'écriture et le cerveau devant les membres de l'Association des professeurs et des diplômés de la Faculté de médecine le 8 décembre dernier.

"Pour apprendre un langage, tout être humain a besoin de mémoire. Mais il a surtout besoin de mémoires spécialisées. Lorsque vous prononcez un son nasal, vous ne placez pas consciemment votre langue sous le palais pour bloquer l'air. Vous le faites automatiquement, en quelque sorte. Cette technique est donc mémorisée. De même, pas besoin de penser aux six façons d'écrire le son "en" pour savoir comment le prononcer. En français écrit, il y a 6 voyelles. En français oral, il y en a 17. Des mémoires nous aident. Et l'on ne parle pas du sens des mots."

Même si, biologiquement, le cerveau est semblable pour tous les êtres humains, ce que le milieu lui demande diffère beaucoup d'un pays à l'autre. "À part les génies et les sots, les enfants ont tous à peu près le même cerveau, dit le professeur Lecours. C'est ce qu'on leur demande qui varie."

On imagine mal les petits Japonais apprendre à lire et à écrire sans consacrer beaucoup de temps et d'énergie à cet apprentissage. À l'autre bout du monde, les petits Mexicains peuvent compter sur une langue très "régulière", dont l'orthographe et la prononciation sont simples et recèlent peu de surprises. Résultat: trois ou quatre années d'école suffisent pour la maîtrise de la langue dans les pays hispaniques. Et alors que le taux d'analphabétisme inquiète les autorités de plusieurs pays occidentaux, ce phénomène est peu courant au Mexique et au Japon.

En français et en anglais, des graphies identiques correspondent parfois à des sons différents: les mots "jars", "mars" et "gars", par exemple, ou "thought", "tough", "through" et "though" en anglais, diffèrent beaucoup phonétiquement même s'ils s'écrivent de manière semblable. Il faut donc mémoriser leur sens respectif sans se fier à la logique de la langue.

Les hémisphères en vedette
On ne connaît pas l'emplacement exact du centre du langage, mais on sait qu'il se trouve, chez la plupart des gens, dans l'hémisphère gauche. "C'est comme si nous avions deux ordinateurs dans le cerveau, explique le chercheur: un analogique, à droite, qui permet une compréhension globale des choses, comme de reconnaître les visages, et l'autre numérique, à gauche, capable d'intégrer le langage oral ou écrit."

Or, les gens qui ont subi des lésions au cerveau n'auront pas les mêmes séquelles. Par exemple, une personne atteinte de paralexie sémantique peut lire le mot "chaise" quand on lui montre le mot "table"; ou au mot "vert" lire le mot "bleu". Cela démontre que ses yeux voient le bon vocable mais qu'ils ne parviennent pas à le faire correspondre à son sens sémantique.

Les connaissances ont beaucoup évolué dans le domaine depuis que le Dr Lecours a fait ses études à Paris dans les années 1960. "Quand j'étais étudiant, on disait que le langage était à gauche et la musique, à droite. Or, des chercheurs ont remis cela en question. Les musiciens traitent la musique comme un langage, donc avec leur hémisphère gauche."

La théorie des hémisphères cérébraux, explique le chercheur, est la grande découverte des dernières décennies dans le domaine qui l'intéresse. Elle cache encore bien des mystères que l'imagerie médicale aidera peut-être à percer. "On s'attend à d'autres développements en matière d'hémisphères cérébraux", dit-il.

Le chercheur dit n'avoir aucune intention de prendre sa retraite et continue de poursuivre son étude du langage et du cerveau. Son bureau est situé au centre de recherche de l'Institut interuniversitaire de gériatrie de Montréal, qu'il a vu croître. À l'origine, ce centre comptait une douzaine de membres. Il en compte aujourd'hui près de 300 si l'on inclut tous les collaborateurs. Fondé en 1982, le centre a été dirigé pendant 16 ans par M. Lecours. Son successeur est l'un de ses anciens étudiants, Yves Joannette.

Mathieu-Robert Sauvé


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