André Bouchard a été troublé par L'erreur boréale. Il dénonce aussi l'"erreur méridionale" qui a appauvri les forêts du sud. |
"Il ne nous reste qu'une ou deux décennies pour rajuster le tir. Sans quoi les dernières vieilles forêts boréales vont disparaître."
Voilà l'opinion de Richard Carignan, directeur du Centre d'excellence en gestion durable de la forêt boréale et professeur au Département de sciences biologiques. Comme des milliers de Québécois, il a regardé le documentaire de Richard Desjardins et Robert Monderie, L'erreur boréale, et a été secoué par leur critique de la gestion de nos forêts. Sans partager intégralement l'analyse des cinéastes, le biologiste salue leur contribution.
"Il y a beaucoup de vérité dans le film, dit M. Carignan. Notamment le fait que les propriétaires de la forêt publique, la population, n'ont pas un mot à dire dans son exploitation."
Il apparaît également insensé aux yeux du spécialiste qu'une infime partie de la végétation du Québec - "beaucoup moins de 1%", précise-t-il - soit à l'abri de l'exploitation forestière. Et les parcs provinciaux des Laurentides, de l'Ashapmushuan, du mont Tremblant? "Ce sont des réserves fauniques, corrige M. Carignan. Les compagnies peuvent y couper à blanc des forêts entières, tant qu'elles ne touchent pas à la faune... Une absurdité."
Tout le vert pâle de nos cartes topographiques serait donc de la poudre aux yeux? En quelque sorte, oui. La conservation intégrale d'une superficie boisée est assurée par le concept de "réserve écologique". Or, les quelques réserves écologiques du Québec comptent quelques hectares, au mieux quelques kilomètres carrés.
Autre absurdité, selon M. Carignan: le retrait du ministère de l'Environnement et de la Faune de la gestion des ressources naturelles, qui relève d'un autre ministère. Bien qu'ils soient "consultés", les experts en environnement ont peu de pouvoir sur l'exploitation des forêts...
Richard Carignan dirige le Centre d'excellence en gestion durable de la forêt boréale depuis sa fondation, en 1995. Selon lui, les deux prochaines décennies seront déterminantes. |
Enfin un débat
Avec un ton impudent et provocateur, Richard Desjardins a trouvé
le moyen de susciter un débat public sur la gestion de
la forêt. "Il était temps que quelqu'un se lève
pour dénoncer la situation", dit le biologiste.
Mais n'aurait-il pas été aux universitaires de le provoquer? "Jamais un chercheur n'aurait eu l'impact de Richard Desjardins, répond Richard Carignan. La preuve, un épisode de la série télévisée de CBC, The Nature of Things, a décrit l'exploitation de la forêt boréale en termes presque aussi durs que L'erreur boréale en 1995. C'était plus technique, scientifique, mais très critique. On en a discuté un peu dans le milieu, mais on a vite oublié."
Cela dit, la situation décrite dans le film de l'ONF semble exagérément alarmiste pour le biologiste. "La forêt boréale est beaucoup mieux adaptée aux perturbations majeures qu'on le laisse entendre, dit-il. Les incendies et les épidémies de parasites font des ravages depuis toujours dans nos forêts, mais elles s'y adaptent très bien. L'impact des coupes à blanc pourrait donc être moins problématique qu'on le croit."
Erreur méridionale...
Comme son collègue, le botaniste André Bouchard
ne donne pas le bon Dieu sans confession à Richard Desjardins
et Robert Monderie. Mais il avoue avoir été ébranlé
par leur film. "Je l'ai visionné à deux reprises
et ce que j'ai vu m'a inquiété, dit ce spécialiste
de la végétation laurentienne. Je ne peux pas vous
dire quelle est la part de vérité dans ce reportage,
car je n'ai pas plus accès que vous à des statistiques
précises sur l'état des populations forestières,
les superficies exploitées, les taux de succès des
plantations. Malgré des lois sur l'environnement, le public
n'a pas de contrôle sur la gestion des forêts."
Cette situation inquiète beaucoup M. Bouchard. On n'a qu'à regarder au sud des latitudes où les compagnies forestières sont le plus actives. Une "erreur méridionale" a fait disparaître les grandes forêts mixtes du Québec. Résultat: on importe la majeure partie de notre bois d'oeuvre dans un territoire qui pourrait en exporter des milliers de tonnes. Il faut marcher dans les forêts préservées du nord des États-Unis, dans le parc des Adirondacks par exemple, pour comprendre que nos forêts sont appauvries, ayant été privées de leurs meilleures essences dès les premiers temps de l'industrialisation.
M. Bouchard se préoccupe aussi du sort qui guette une autre ressource naturelle de toute première importance: l'eau. "L'environnement est un domaine où l'on ne peut laisser le secteur privé s'installer sans balises. Sinon, les conséquences pourraient être très graves."
Les principes du développement durable et de l'économie capitaliste convergent pourtant: il faut éviter de dilapider le capital si l'on veut assurer la survie du système. Le fait que les compagnies forestières n'exploitent que 1% de la forêt disponible - un chiffre que ni M. Bouchard ni M. Carignan ne contestent - semble donc à première vue respecter ce principe. "Mais 1%, c'est énorme quand on pense que les facteurs naturels comme les incendies ou les épidémies ne détruisent que de 0,25% à 0,50% de la forêt. La vitesse avec laquelle on exploite est donc un problème sérieux", résume M. Carignan.
Triangle infernal
Que penser des études qui assurent la productivité
des forêts pour les prochains siècles et des modélisations
rassurantes élaborées par les universitaires? "Il
y a des failles dans n'importe quel modèle", répond
prudemment M. Bouchard. "Desjardins a le génie des
métaphores, reprend M. Carignan. Quand il dit que l'industrie
utilise les mêmes logiciels que ceux qui ont mené
à la destruction des bancs de morue, il veut souligner
que c'est la même approche, la même philosophie. Mais
c'est vrai qu'il y a un risque de rupture, là aussi."
À l'aide d'un tableau, André Bouchard dessine un triangle formé par le gouvernement, l'industrie et les "spécialistes", soit ces chercheurs qui disent aux compagnies forestières ce qu'elles veulent entendre. "Ce triangle fonctionne de façon presque cachée. Forcément, on y trouve des relations incestueuses, des situations où "les copains d'abord" s'en tirent et où l'État joue mal son rôle de mandataire de l'intérêt public."
De toute urgence, ce triangle doit s'élargir, estime M. Bouchard. La population doit s'en mêler, exiger des gestes concrets de la part des autorités. Et les chercheurs doivent avoir les moyens d'étudier plus à fond les phénomènes écologiques en cause. Le Centre d'excellence en gestion durable de la forêt boréale, qui réunit une centaine de scientifiques canadiens, s'y consacre grâce à un budget de 5 millions de dollars. C'est beaucoup? "C'est une goutte d'eau quand on pense que le Québec produit pour 10 milliards de dollars de bois chaque année", répond son directeur.
Les réalisateurs de L'erreur boréale ont le mérite d'avoir suscité un débat environnemental sans précédent. "C'est d'ailleurs ce qui me surprend le plus avec ce film: la réaction du public", dit André Bouchard.
La balle est dans le camp du gouvernement Pour redevenir crédible, il doit reconnaître le problème et réagir rapidement. Quant au tort que le film peut causer à l'étranger, un argument utilisé par le gouvernement du Québec, Richard Carignan le rejette d'emblée. "Quand on dit ça, c'est qu'on a quelque chose à cacher. À mon avis, ce sera exactement le contraire. Si le Québec reconnaît ses failles et qu'il remédie à la situation, il en sortira grandi."
Mathieu-Robert Sauvé