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Perdre la main, perdre la tête

Thierry Bardini retrace l'évolution de notre rapport avec la main.

Thierry Bardini s'inquiète de l'usage qu'on fait de nos mains. Mais la réalité virtuelle pourrait permettre de nouvelles possibilités.

Notre monde rend le corps "obsolète", prétendent certains. Et nos mains sont de moins en moins utilisées. Cela inquiète Thierry Bardini, professeur au Département de communication, qui en a fait le sujet d'une recherche. "La perte de l'importance de la main, à l'ère des communications, précède-t-elle la régression? C'est ce que j'ai voulu explorer."

Rappelons que, chez les primates, l'existence d'un pouce opposé aux autres doigts a joué un rôle capital au cours de l'évolution. Pour les grands singes, cela a signifié une locomotion plus efficace dans les arbres. Pour le genre Homo, la préhension a ouvert la voie à une précision des outils sans pareil.

"Les réalisations culturelles passées et présentes, de la fabrication des premiers outils grossiers à la conception assistée par ordinateur, en passant par la maîtrise du feu et le pilotage des navettes spatiales, ont toutes vu le jour notamment grâce à la capacité de saisir les objets et à manipuler, avec les mains, l'environnement", peut-on lire dans Fragments d'os et de pierre, un manuel d'anthropologie qui vient de paraître chez Décarie éditeur.

Pour le chercheur en communication, le phénomène méritait réflexion. L'informatisation de notre quotidien nous rend-elle moins humains, sinon moins intelligents? "Le dualisme cartésien esprit-corps me semble erroné, a expliqué M. Bardini au cours d'une conférence donnée devant des étudiants de l'École de design industriel. Le corps n'est pas qu'un morceau de viande qui supporte notre esprit, dit-il. Perdre l'usage d'une partie de notre corps, nos mains, parce que la technologie nous 'libère' me semble dangereux. En tout cas, les philosophes devraient réfléchir là-dessus."

De la pierre taillée à la souris
Après avoir utilisé la pierre pour façonner des outils rudimentaires, la main humaine a mis au point des outils permettant la culture de la terre durant le néolithique. Comme l'écrit l'anthropologue André Leroi-Gourhan, "au cours des temps historiques, la force motrice quitte le bras humain, la main déclenche le processus moteur dans les machines animales ou les machines automotrices comme les moulins".

Durant l'ère industrielle, la "libération de la main" se poursuit, car cette partie du corps actionne des outils automatisés qui ne requièrent plus sa force. Pourtant, quand on compare les squelettes des mains d'un citoyen postmoderne et de l'australopithèque Lucy, les différences ne sont pas majeures.

"Pour André Leroi-Gourhan, relate M. Bardini, le point important est que la main cesse de se transformer morphologiquement à partir des premiers anthropoïdes, et que son évolution n'est plus depuis lors un phénomène uniquement physiologique, mais plutôt un processus technico-culturel complexe."

En se spécialisant dans la station debout, le genre Homo voit son cerveau grossir et ses mains être libérées de leurs fonctions de locomotion. Il devient, du coup, l'un des seuls primates à perdre la préhension avec les pieds. Mais cela lui importe peu.

Entre la hache de pierre et l'ordinateur qui obéit aux commandes vocales, il y a donc une longue histoire de libération des mains. Cela permettra-t-il un plus grand épanouissement de la personne et de son cerveau? Pas sûr quand on pense que les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) ont été élaborées grâce aux budgets de la Défense. Les NTIC ont donc évolué au rythme des intérêts du complexe militaro-industriel.

Mains qui pensent, mains qui caressent
Les mains, ce sont aussi ces parties du corps qui jouent le Clavier bien tempéré ou les Variations Goldberg; ce sont aussi elles qui caressent. Pour M. Bardini, qui croit au prolongement de l'esprit dans le corps, ce rapprochement n'est pas fortuit.

Après avoir vu la main s'éloigner de l'objet de son oeuvre par l'intermédiaire d'un clavier et d'un écran, il ne faut pas perdre espoir de voir la main redevenir partie intégrante de notre identité. Les dispositifs de réalité virtuelle appliqués aux mains, par exemple, pourraient ouvrir la voie à un avenir prometteur.

"Peut-être pouvons-nous envisager les 30 premières années de l'évolution des technologies d'interface humain-ordinateur comme une sorte de préhistoire où leur genèse a récapitulé les médias antérieurs (imprimerie, dactylographie, télégraphe), écrit M. Bardini dans un livre à paraître. Tout semble indiquer que la prochaine phase de l'évolution technologique va tendre à rouvrir la gamme des possibilités de pratiques gestuelles."

En marge de la conférence, M. Bardini a expliqué à Forum qu'il poursuivait sa réflexion sur "la main, artificielle ou augmentée", dans le cadre de projets de recherche sur l'autoroute de l'information. Nouvellement reçu professeur agrégé au Département de communication, il mène différents travaux dont certains en collaboration avec le nouveau Centre de recherche sur l'intermédialité.

Mathieu-Robert Sauvé


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