Le français dans l'ère... spatiale |
Dans l'aéronautique, l'usage de l'anglais, du français ou du "jargon de la shop" relève plus de la gestion d'entreprise. |
Christopher McAll |
Les pressions exercées par le syndicat des Gens de l'air dans les années 1970 ont contribué à mettre "du français dans l'air" en faisant accepter l'usage de cette langue dans les communications aéronautiques. Mais qu'en est-il du français au sol comme langue de travail dans l'industrie aérospatiale?
L'érosion du caractère dominant de l'anglais dans les différents domaines d'activité au Québec incite à croire que l'usage de cette langue a régressé dans les milieux de travail; par contre, le positionnement de l'industrie aérospatiale dans le contexte de mondialisation de l'économie apparaît comme un facteur favorisant le recours à l'anglais.
L'Équipe de recherche en sociologie du langage du Département de sociologie a voulu faire le point sur la situation et savoir si la frontière linguistique entre métiers manuels et fonctions de direction, très nette dans les années 1970, subsistait toujours.
"Nous avions déjà fait des recherches sur l'utilisation du français dans l'industrie du vêtement et nous voulions connaître la situation dans un secteur de haute technologie, explique Christopher McAll, l'un des membres de l'équipe. De plus, la plupart des études sur l'utilisation du français au travail sont commandées par l'Office de la langue française; la nôtre est indépendante et est la seule à avoir été réalisée sur les lieux mêmes du travail."
Les chercheurs ont reconstitué la journée de travail d'une cinquantaine d'ingénieurs, techniciens et ouvriers spécialisés en leur demandant de relater en détail les différentes tâches de la journée, avec un retour sur les modes de communication (écrite ou orale) et la langue utilisée.
Il en ressort que l'environnement linguistique de ce milieu de travail est en train de changer profondément. "De l'avis de tous, on est passé d'un environnement de travail unilingue anglophone à tous les échelons il n'y a pas si longtemps à un univers qui s'est largement bilinguisé", écrivent les chercheurs dans un rapport présenté au dernier congrès de l'ACFAS, tenu à l'Université Laval.
Ceci ne veut toutefois pas dire que l'ancienne frontière linguistique a disparu et que le français se porte bien.
Malgré le fait que le secteur de la production est occupé massivement par des travailleurs francophones, "le processus du travail lui-même, et tout ce qui concerne les pièces et les produits, semble résister à la francisation, lit-on dans le rapport. Ceci donne lieu à cette étrange 'langue de la shop' où le français joue le rôle de support syntagmatique à des termes techniques ou autres qui restent en anglais."
Le phénomène est tel que l'apprenti francophone - qui a appris les mots "rectifieuse" pour grinder, "mandarin" pour chuck - doit se défaire de son vocabulaire scolaire et réapprendre une nouvelle langue héritée d'une époque où le milieu de travail était anglophone.
Les auteurs qualifient même cette langue vernaculaire de véritable pidgin, ce système linguistique oriental composé d'un vocabulaire anglais sur une base grammaticale chinoise. Et comme le pidgin est le produit du colonialisme, ils se sont demandé si cette langue de l'usine n'était pas le reflet de rapports inégalitaires entre anglophones et francophones.
La réponse semble être oui. D'une part, la connotation d'infériorité sociale attribuée au pidgin s'est accrue avec la diminution du nombre d'employés anglophones. Cette diminution n'ayant pas été accompagnée d'une augmentation des francophones aux échelons supérieurs fait que "nous nous retrouvons dans une situation classique de type 'colonial', où le maintien du pidgin serait le moyen de communication privilégié entre supérieurs hiérarchiques et leurs subalternes francophones".
Le phénomène se répète avec le travail des ingénieurs, qui ont aussi leur jargon. "On parle français avec des termes anglais, déclare l'un d'eux. Quelqu'un qui n'est pas de la compagnie et qui nous écoute parler ne comprend pas ce qu'on dit."
Ici les auteurs ne parlent plus de pidgin mais de "langue d'initiés"! Ce jargon est davantage constitué de chiffres et de graphiques que de mots. Même dans des rencontres internationales où les gens présents ne connaissent pas bien l'anglais, on se comprend en recourant aux chiffres et aux graphiques.
En plus d'avoir à apprendre ce jargon, l'ingénieur de l'industrie aéronautique doit devenir "fonctionnellement anglophone" pour communiquer avec tous les intervenants du milieu. Malgré tout, ceux qui ont participé à l'étude ont fait montre d'une volonté manifeste d'utiliser le français "quand les circonstances le permettent". Aux yeux des chercheurs, la place du français dans cette industrie serait ainsi moins marginale qu'on pourrait le croire.
Le recours au français ou à l'anglais dans le travail de conception et de création semble dépendre davantage de la volonté de l'ingénieur, et de la présence ou non d'un anglophone, que d'une nécessité imposée par le travail. "Les ingénieurs s'accordent pour dire qu'ils emploient la langue de leurs destinataires dans leurs échanges linguistiques."
Cet élément aléatoire dans le recours à l'une ou l'autre langue fait dire aux auteurs que l'utilisation de l'anglais est moins tributaire des échanges internationaux que des politiques locales de gestion. La mondialisation de cette industrie ne paraît pas être un facteur d'anglicisation.
"Cette étude permet de nuancer et de remettre en question le fatalisme voulant que l'anglais s'impose de façon incontournable, conclut Christopher McAll. Il y a une place pour la diversité linguistique; des équipes du Japon, d'Irlande et d'Allemagne travaillent parfois sur les mêmes avions dans leurs langues respectives. La dynamique interne de l'entreprise a plus d'impact sur la langue utilisée que la mondialisation de l'industrie aéronautique."
Outre le professeur McAll, les auteurs de l'étude sont Catherine Montgomery, Carl Teixeira et Louise Tremblay.
Daniel Baril