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Pierre Brunel répertorie les invertébrés du Saint-Laurent...

... et cherche un musée pour sa volumineuse collection.

Pierre Brunel exhibe une étoile de mer qui compte non pas cinq mais six bras, une espèce qu'on trouve en eau froide. Les habitants de Saint-Pierre-et-Miquelon l'appellent le "crachat d'amiral".

Voilà un vrai travail de bénédictin: décrire et inventorier 2214 espèces et sous-espèces d'invertébrés marins de l'estuaire du Saint-Laurent et du Saguenay. Le catalogue qui vient de paraître contient quelque 45 ans de travail. La bibliographie compte à elle seule 1910 titres. Nom du moine: Pierre Brunel. Profession: océanographe.

"Selon différentes sources, mentionne ce spécialiste de la biodiversité, de 10 à 100 espèces d'invertébrés disparaissent chaque jour de nos océans à cause de la pollution et de phénomènes naturels. C'est énorme. Mais on ne connaît pas la plupart de ces invertébrés. Pour les découvrir, il nous faut des catalogues comme celui-ci, mais personne n'a de temps ni d'argent pour ça. C'est le travail d'une vie."

Les invertébrés benthiques (vivant dans le fond des eaux) seraient parmi les espèces animales les plus difficiles à étudier avec les insectes des forêts tropicales et les espèces qui peuplent les récifs de corail. On est même incapable d'en évaluer le nombre; en existe-t-il 3 millions ou 10 millions? Ils sont peut-être 10 fois plus nombreux.

Pour parvenir à rédiger le Catalogue des invertébrés marins de l'estuaire et du golfe du Saint-Laurent (CNRC, 1998) avec l'aide des biologistes Luci Bossé et Gabriel Lamarche, M. Brunel a participé à d'innombrables voyages en chalutier, s'intéressant à tout ce que les pêcheurs de pétoncles rejettent par-dessus bord. Ces bêtes étranges sans valeur marchande revêtaient aux yeux du spécialiste un intérêt inestimable. Il les conservait précieusement pour les analyser, les décrire, les répertorier... L'édition qu'il vient de faire paraître corrige, ajoute et précise les données rassemblées dans le dernier catalogue comparable publié il y a près d'un siècle (en 1901) et qui comptait deux fois moins d'espèces.

"Prenez cette espèce, dit le chercheur en exhibant un coquillage semblable à un biscuit sec. Son nom latin est Ceramaster granularis. J'ai été le premier à signaler sa présence dans le golfe du Saint-Laurent."

Biodiversité menacée

Avec le Groupe interuniversitaire de recherches océanographiques du Québec (GIROQ), qu'il a fondé en 1970 avec des collègues, il a pu obtenir des fonds pour louer occasionnellement un bateau mieux adapté à la recherche scientifique que les chalutiers. Ces campagnes d'échantillonnage ont donné d'excellents résultats. Des dizaines de milliers d'échantillons reposent, depuis, dans des petits contenants de verre sur les rayons d'une salle du Département de sciences biologiques.

Des crevettes, du krill, des calmars, des mollusques: on trouve ici des dizaines de milliers d'invertébrés, des plus minuscules jusqu'aux grands crustacés. "Voici une autre espèce étonnante, explique le collectionneur en tirant de l'alcool une étoile de mer. La plupart des étoiles de mer ont cinq bras. Celle-ci en a six. Pourquoi six? Mystère. Les pêcheurs de Saint-Pierre-et-Miquelon l'appellent le 'crachat d'amiral'..."

Pour Pierre Brunel, la biodiversité est bien plus qu'un concept à la mode. "On estime que 98% des espèces vivant dans la mer sont des invertébrés benthiques, dit-il. Chaque fois qu'une espèce disparaît, c'est toute la chaîne alimentaire qui s'en trouve perturbée. Parfois, je me dis que l'homme est en train de faire subir à la planète une catastrophe similaire à celle qui a causé la disparition des dinosaures."

Quant à savoir le moment où la situation sera critique, l'océanographe évoque la métaphore des rivets sur un avion: "À quel moment l'avion tombera-t-il si on enlève un à un les rivets de sa carlingue?"

Pas de musée québécois d'histoire naturelle

"Notre catalogue vise à procurer aux écologistes, aux taxonomistes et aux autres naturalistes qui étudient la biodiversité du golfe du Saint-Laurent, et aussi celle des eaux côtières canadiennes, un outil dont la rigueur et la précision ne devraient pas être moins grandes que celles d'un dictionnaire", peut-on lire dans l'introduction de l'ouvrage paru récemment. Dans quelques années, les spécialistes pourront donc compter sur une base fiable pour étayer leurs analyses. Actuellement, faute de ce type de recensement, la disparition d'une seule espèce a pu être documentée: la patelle.

Satisfait du travail accompli après toutes ces années, Pierre Brunel ressent tout de même une certaine amertume. En plus d'avoir été un chercheur solitaire dans une université où l'océanographie n'était pas une priorité, il appréhende avec tristesse le sort réservé à sa collection. "Le Québec est la seule province canadienne avec l'Île-du-Prince-Édouard à ne pas avoir de musée d'histoire naturelle. Résultat: des savants peuvent consacrer leur carrière à rassembler une collection qui finira dans la poubelle."

Faute d'argent et d'intérêt, la collection unique en son genre de M. Brunel pourrait connaître une triste fin. Le chercheur n'aura même pas la chance posthume que son propre père, également collectionneur, a eue quand l'Université de Montréal a décidé de donner à trois collections un statut qui assurait leur pérennité (voir l'encadré).

Quoi qu'il en soit, le catalogue restera, lui, une sorte d'hommage à l'écosystème de l'estuaire. "J'aime le Saint-Laurent, dit le chercheur. Pour moi, il était essentiel de connaître notre nature avant d'aller étudier celle des autres."

Mathieu-Robert Sauvé

 "Je me souviens du frère Marie-Victorin"

Seul océanographe de l'Université de Montréal et actuellement sans successeur, M. Brunel enseigne depuis les années 1970 l'écologie marine au premier cycle après avoir travaillé pendant 10 ans au département provincial des Pêcheries.

Il connaissait bien le Département de sciences biologiques puisqu'il y avait lui-même étudié dans les années 1950. De plus, son père, Jules Brunel, avait consacré sa carrière à l'étude des algues avec un professeur de l'Université qui est demeuré célèbre: le frère Marie-Victorin. "Je me souviens du frère. Nous l'accompagnions à l'occasion lors de ses fameuses excursions en automobile."

Le frère, qui a laissé son nom au pavillon qui abrite le Département de sciences biologiques, est décédé en 1944, alors que Pierre Brunel avait 13 ans. Jules Brunel a pleuré la mort de son ancien professeur, devenu son collègue et ami.

"Mon père était un vrai passionné de science, relate Pierre Brunel. Quand nous allions en vacances, nous choisissions toujours des endroits que nous n'avions jamais fréquentés. Durant le séjour, nous le perdions alors qu'il allait récolter des algues."

Ironie du sort, pendant que Pierre Brunel s'interroge sur le sort de sa propre collection d'invertébrés du Saint-Laurent, la collection Jules-Brunel - qui jouit d'un statut officiel avec l'herbier Marie-Victorin et la collection entomologique Ouellette-Robert - est aujourd'hui entre ses mains. On l'a chargé d'assurer la conservation "pour la postérité" de la collection d'algues, qui compte 1800 échantillons. À peine la moitié sont répertoriés.

M.-R. S.

Pierre Brunel, Luci Bossé et Gabriel Lamarche, Catalogue des invertébrés marins de l'estuaire et du golfe du Saint-Laurent, Publication spéciale canadienne des sciences halieutiques et aquatiques 126, Conseil national de recher-ches du Canada, Ottawa, 1998, 405 pages.


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