Darwin s'est trompé! |
Selon Yves de Repentigny, le ramage se rapporte bien au plumage. |
Yves de Repentigny |
"Il est remarquable que les oiseaux qui chantent le mieux soient rarement ornés de couleurs brillantes ou d'autres apparats", écrivait Charles Darwin en 1871 dans l'un de ses plus célèbres ouvrages.
Eh bien, il avait tort. Yves de Repentigny, un étudiant en sciences biologiques qui met la dernière main à sa thèse de doctorat, vient d'en faire la démonstration. Chez les passereaux nord-américains, le ramage se rapporte au plumage, comme dirait Lafontaine. "La corrélation entre la complexité du chant et la visibilité du plumage n'est pas négative, comme Darwin le croyait, mais bien positive", explique de façon plus scientifique le jeune homme, qui travaille sur ce sujet depuis près de cinq ans.
On n'a qu'à regarder le cardinal rouge. Ou encore le goglu des prés ou le bruant noir et blanc. Chez ces espèces, les mâles ont un plumage éclatant et un chant relativement complexe. Parmi les 123 espèces étudiées par l'ornithologue, un bon nombre témoignent de cette corrélation. Parfois de manière marquée, parfois de manière plus subtile.
Mais pourquoi avoir attendu plus d'un siècle après la mort du célèbre naturaliste anglais pour constater cette erreur? "Darwin a émis cette hypothèse en s'appuyant sur un nombre assez limité d'espèces, explique Yves de Repentigny. Par la suite, elle a été reprise par plusieurs scientifiques comme parole d'évangile."
Autre explication possible: les oiseaux nord-américains ne peuvent profiter que d'une très courte période pour se reproduire. Tous les atouts doivent être utilisés durant la pariade (période d'accouplement). Les espèces observées par Darwin ne connaissaient pas cette urgence.
Selon la théorie de la sélection sexuelle, les couleurs et les ornements jouent un rôle déterminant dans l'évolution des espèces. Allant de pair avec la sélection naturelle, voulant que seuls les individus les mieux adaptés à leur milieu parviennent à se reproduire, cette théorie fait un pas de plus et prétend que les individus les plus attirants sont favorisés au moment de l'accouplement. C'est l'esthétique au service de l'évolution. La queue du paon illustre cette idée: pourquoi une telle extravagance, sinon pour s'attirer les grâces de la femelle?
Chez les oiseaux, à de très rares exceptions près, ce sont les mâles qui portent les couleurs vives et qui chantent. Mais pour saisir les "charmes" des prétendants, il faut en quelque sorte se mettre dans la peau des femelles. Yves de Repentigny a cherché à "quantifier la visibilité du plumage" en élaborant une méthode qui tient compte de la brillance et de la saturation des couleurs déployées.
"Dans la rétine humaine, il y a des cônes pour le bleu, le rouge et le vert, explique le doctorant. L'oeil de l'oiseau en a un quatrième type pour les ultraviolets. Il voit probablement les mêmes couleurs que l'oeil humain, mais aussi certaines que nous ne connaissons pas. Aucune expérience ne nous permet de décrire ce qu'ils voient. Il fallait tenir compte de ce biais dans ma recherche."
Le chercheur a utilisé un relevé de couleurs basé sur les données d'un spectrophotomètre. Employé dans l'industrie pour classer les couleurs, cet outil permet d'évaluer la brillance et la saturation. La brillance, par exemple, est graduée de 0 (noir absolu) à 10 (blanc absolu). Le jaune de la paruline a un indice de 8,5; le rouge du tangara, de 4,5; et le noir du quiscale, de 1,46. Il s'agit certes encore d'un calcul à partir de l'oeil humain, mais c'est le plus précis qu'on puisse utiliser.
Le chercheur ne s'est pas arrêté là. Il a voulu connaître la combinaison entre la saturation et la brillance, la variation de ces contrastes dans l'environnement et la différence entre les femelles et les mâles. En tout, 12 variables ont été prises en considération.
Restait à s'attaquer au ramage. Comme les mots d'une phrase, les chants d'oiseaux sont divisés en syllabes. Leur durée varie de quelques microsecondes à plusieurs dizaines de secondes et leur complexité connaît aussi une grande diversité.
"J'ai voulu mesurer la variabilité du chant chez un maximum d'individus. Jusqu'à 40 dans certains cas, explique Yves de Repentigny. J'ai tenu compte du maximum de facteurs: le nombre de syllabes, la complexité de la mélodie, les fréquences employées, l'intervalle des phrases, etc."
Les chants ont été enregistrés sur mode numérique afin de produire des sonogrammes. Ces graphiques, qui illustrent littéralement le chant sur papier, existent grâce au logiciel MIDI, bien connu des musiciens. L'étudiant a pu en profiter dès le début de sa recherche.
Ironiquement, l'ornithologue n'a pas eu à se rendre une seule fois en forêt pour observer les oiseaux de sa recherche. Tous les documents sonores lui sont venus d'enregistrements spécialisés ou destinés aux ornithologues amateurs. Le seul "terrain" qu'il a fait s'est déroulé au Musée des sciences naturelles du Canada, à Ottawa, et dans les tiroirs du laboratoire de son directeur de thèse, Raymond McNeil. Il a pu y observer tous les individus qu'il désirait.
"Dites bien dans votre article que je n'ai pas tué un seul oiseau pour faire ma recherche, a-t-il précisé. Ce sont des oiseaux recueillis par le laboratoire il y a plus de 30 ans. Certains sont plus âgés que moi."
En effet, les spécimens empaillés dans le laboratoire semblent avoir été capturés la semaine précédente. Sur les étiquettes, on peut lire: 1961, 1956, 1962... Les seuls nouveaux pensionnaires sont des oiseaux morts accidentellement que les gens rapportent au Département de sciences biologiques. Dans de bonnes conditions de conservation, les couleurs ne ternissent pas, même après des décennies.
Mathieu-Robert Sauvé
Les beaux chanteurs sont les plus évolués C'est en observant un cardinal rouge que Raymond McNeil, professeur au Département de sciences biologiques, a eu l'intuition que Darwin avait fait erreur au chapitre "chant et plumage" de la sélection sexuelle. Le chant de cet oiseau est aussi spectaculaire que son plumage. Comment Darwin a-t-il pu se fourvoyer? "Il n'était pas ornithologue, répond le spécialiste, qui s'intéresse à la faune ailée depuis plus de 40 ans. Il s'est donc fié à ses impressions plutôt qu'à des observations rigoureuses sur un grand nombre d'espèces." C'est à cause d'une période de nidification courte que les mâles ont développé la stratégie du beau chant et du beau plumage pour attirer les femelles. Pourtant, toutes les espèces d'oiseaux d'Amérique du Nord ne comptent pas de beaux mâles qui sont également de bons chanteurs. "Cela prouve que toutes les espèces n'évoluent pas de la même manière. Pourtant, toutes auraient intérêt à le faire. Les espèces qui comptent les plus 'beaux chanteurs' sont donc plus évoluées que les autres", dit M. McNeil. Yves de Repentigny a le mérite d'avoir élaboré une méthode pour mesurer le rapport entre la complexité du chant et la complexité du plumage. "Il a fait une très bonne thèse", dit son directeur. Le laboratoire de M. McNeil, qui se penche actuellement sur le phénomène de la vision chez les oiseaux, compte trois autres étudiants aux cycles supérieurs. Deux professeurs complètent l'équipe: Pierre Lachapelle, de l'Université McGill, et Thérèse Cabana, de l'Université de Montréal. M.-R.S. |