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Santé mentale: la mal aimée des médias

Comment parler de la santé mentale sans tomber dans le sensationnalisme?

 

Luc Granger

 

Yanick Villedieu

À la une du quotidien La Presse ce matin-là, une série de photos prises en mitraille montrant le saut d'un désespéré du haut du pont Jacques-Cartier, jusqu'à l'impact de son corps sur les eaux du fleuve.

La publication de ces photos aurait causé un grand choc aux proches du disparu, qui ont tenu à le faire savoir à l'éditeur. À plusieurs reprises, l'événement a été pris comme exemple par les participants du colloque sur la santé mentale et les médias tenu à l'Université de Montréal le 19 février dernier.

Organisé conjointement par les certificats en journalisme et en santé mentale de la Faculté de l'éducation permanente et par la filiale montréalaise de l'Association canadienne pour la santé mentale, ce colloque visait à rapprocher les représentants des médias et les intervenants sociaux afin qu'ils puissent échanger leurs vues sur leurs pratiques respectives.

 

Tout pour le ministre

Selon Luc Granger, professeur au Département de psychologie, les médias ont une certaine responsabilité à assumer à l'égard de la santé mentale. "Si les médias ne causent pas la maladie mentale, leur couverture des événements peut être un élément déclencheur chez des personnes fragiles", a-t-il déclaré. Pour cette raison, il croit que les photos du suicide prises sur le vif par La Presse n'auraient pas dû être publiées.

À son avis, les médias peuvent aussi jouer un rôle actif en formant correctement le public - "un dépressif n'est pas un fou et un enfant autistique n'est pas un mal aimé" - tout en évitant d'accorder une trop grande importance aux événements violents afin de les relativiser. "L'insistance sur les événements violents crée une insécurité injustifiée. Il faut aussi présenter ce qui va bien, comme dans le sport."

Du côté des médias, Yanick Villedieu, journaliste à Radio-Canada, a pour sa part analysé une revue de presse faite par les organisateurs du colloque. Sur 90 articles consacrés au thème de la santé mentale entre décembre 1996 et octobre 1997, les deux tiers étaient de fait consacrés aux organismes tels les hôpitaux, le ministère de la Santé et les régies régionales. Quant à la vingtaine d'articles traitant plus particulièrement de santé mentale, une dizaine était consacrée au suicide, six traitaient de dépression et un seul portait sur la recherche.

"Les journalistes collent aux autorités et s'intéressent plus à Rochon qu'à la santé mentale", conclut le journaliste. Les articles de quotidiens lui sont même apparus superficiels, factuels et "plates". "Les plus intéressants et les plus fouillés sont ceux des pages d'opinion, donc attribuables à des non-journalistes."

Contrairement à Luc Granger, il estime que les médias ne peuvent pas remplacer l'école et qu'ils n'ont pas un rôle d'éducation au sens premier du terme. "Les journalistes ne sont pas des instituteurs et leur responsabilité est d'abord d'informer le public", a-t-il soutenu.

 

Médias à spectacle

À défaut de former le public, "les médias classiques deviennent des médias à spectacle sur les questions de santé mentale", a renchéri Luc Granger au cours du débat.

Ce à quoi les représentants du milieu ont répliqué en expliquant les contraintes du média. "Les budgets des émissions d'affaires publiques rétrécissent comme une peau de chagrin et on nous demande des histoires à sensation", a lancé Karl Parent, réalisateur à Radio-Canada. "Les spécialistes ne nous rappellent pas toujours et il faut sortir une nouvelle pour 18 heures", a ajouté Andrée Ducharme, journaliste à Télé-Métropole.

"Il ne faut pas s'attendre à ce que les médias jouent le rôle des universités, reprend Claude Sauvé, journaliste à Radio-Canada. Les explications abstraites seront toujours marginales et il faut traduire les problématiques en termes qui conviennent au média en passant par des cas vécus."

"Ce sont ces cas troublants qui font grimper les cotes d'écoute", a reconnu Suzanne Laberge, animatrice à Canal Vie.

Du côté des intervenants sociaux, on n'a pu s'empêcher de déplorer que les grandes questions complexes soient alors traitées de façon réductionniste, comme l'a souligné David Cohen, professeur à l'École de service social. Plusieurs participants des milieux universitaires et de la santé ont aussi déploré que leurs positions nuancées et les explications un peu plus profondes, nécessaires pour traiter des cas de santé mentale, soient laissées de côté par les médias, qui n'en ont que pour les propos tranchés et les certitudes.

 

Contribution des spécialistes

À ce problème s'ajoute l'hésitation des spécialistes et des chercheurs, qui ne voient pas toujours d'un bon oeil leur participation à des débats médiatiques. Luc Granger, qu'on a vu il y a quelques mois à la Commission Mongrain sur la pédophilie, a souligné qu'une telle participation est souvent mal perçue dans le milieu universitaire.

Cet aspect du problème a fait l'objet du troisième exposé du colloque, présenté par Hélène David, professeure au Département de psychologie. Mme David participe en tant que personne-ressource à une émission de vulgarisation sur la santé à Canal Vie.

"Les professionnels ont peur d'aller dans les médias parce qu'ils croient que c'est une perte de temps", a-t-elle déclaré. Elle a toutefois reconnu que le défi est moins simple qu'il en a l'air et que traiter de santé mentale en sept minutes constitue un métier en soi.

"Mais il faut jouer le jeu et il est important de le faire. Je suis en paix avec ma conscience parce que je dirais les mêmes choses dans un congrès de psychologues. Il est possible d'expliquer les choses en termes compréhensibles sans tomber dans l'entertainment, d'être simple sans être simpliste."

Il ressort du débat que les milieux de la santé ont peut-être des attentes un peu trop élevées, trop flou à l'égard des médias compte tenu de ce que ces derniers peuvent livrer. Le colloque était par ailleurs une première du genre et il aura au moins permis de jeter des ponts entre les deux milieux.

Les propos de l'éditeur adjoint de La Presse, Claude Masson, montrent d'autre part que de telles rencontres permettent parfois de voir l'envers de la médaille. Présent dans la salle lorsqu'on a critiqué la publication des photos du suicidé du pont, il n'est pas intervenu pour justifier son geste; il nous a toutefois avoué qu'il ne recommencerait peut-être pas.

"Je ne regrette pas d'avoir publié ces photos parce que l'événement s'est déroulé en public, qu'il a provoqué un embouteillage monstre à l'heure de pointe et qu'il a été observé par des milliers de personnes. Mais nous avons maintenant une sensibilité accrue et je ne suis pas sûr que je le referais."

Daniel Baril


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