L'Institut de recherche en politiques publiques a confié
à une quinzaine d'universitaires
et hommes d'affaires le mandat d'explorer les possibilités
d'un nouveau partenariat
entre le Québec et le Canada.
Le groupe, codirigé par Guy Laforest (Université
Laval) et Roger Gibbins (Université
de Calgary), doit analyser tous les éléments entrant
dans ce partenariat: économie, citoyenneté,
union politique, institutions communes, politiques sociales, rôle
international, etc.
Deux professeurs du Département de science politique de
l'U de M sont du nombre, Jane Jenson
et Alain Noël, qui ont bien voulu nous livrer leurs réflexions
préliminaires.
Selon Jane Jenson, une
Anglo-Québécoise revenue au Québec en 1993
après 22 années d'enseignement à l'Université
Carleton, la pomme de discorde entre le Québec et le Canada
ne réside pas tant dans les différences culturelles
des deux groupes linguistiques que dans les conceptions différentes
des deux collectivités quant à la citoyenneté.
La notion de citoyenneté englobe ici plus que la seule
identité nationale; elle inclut la perception du rôle
de l'État, les devoirs du citoyen, ses relations avec l'État,
le sentiment d'appartenance, les notions de droit civil et politique
ainsi que les concepts de base que sont la justice, l'égalité
et la démocratie.
Ainsi, les Canadiens anglais perçoivent leur société,
selon la politologue, comme une addition d'individus et considèrent
que le rôle de l'État est de protéger les
droits individuels. Les Québécois se perçoivent
plus comme une collectivité partageant des caractéristiques
communes et comptent sur l'État pour défendre et
promouvoir un «projet de société» qui
est par définition un projet collectif.
En citant Robert Fulford, chroniqueur au Globe and Mail, Jenson
souligne que personne, en Ontario, ne penserait à confier
à Queen's Park le fardeau de défendre la culture
et le mode de vie ontariens alors que c'est précisément
le mandat que s'est toujours donné le gouvernement du Québec,
allant même jusqu'à vouloir protéger «l'espace
français» en Amérique.
Même la notion de peuple est étrangère aux
Canadiens: «On ne l'utilise que pour les peuples du tiers
monde ou les autochtones», souligne Mme Jenson. Difficile
donc de fonder une constitution sur l'idée de deux peuples
fondateurs.
La question des droits linguistiques donne un bon exemple de la
différence des perceptions de la citoyenneté. La
Loi sur les langues officielles repose sur le droit individuel
des Canadiens français d'obtenir des services en français.
«En donnant des droits linguistiques égaux, on est
convaincu que les francophones ne sont plus traités en
citoyens de seconde classe, observe Jane Jenson. Mais, dans cette
approche, on considère les francophones comme différents
uniquement parce qu'ils parlent français», et non
parce qu'ils se perçoivent comme une société
distincte.
Pourtant, au milieu des années 1960, la commission Laurendeau-Dunton
sur le bilinguisme et le biculturalisme avait fait avancer l'idée
de la dualité sociétale inhérente au Canada.
«Cette approche a été démolie par Pierre
Elliott Trudeau qui, en se basant sur le principe de l'égalité
des individus entre eux, a amené l'idée que les
provinces doivent être égales entre elles. Mais ce
raisonnement est erroné», affirme Mme Jenson.
La fausse solution de la décentralisation
Aux yeux de Mme Jenson, la reconnaissance du fait que le Québec
constitue une société est non seulement justifiée
mais demeure l'élément indispensable à tout
partenariat à l'intérieur ou non du fédéralisme.
Dans un discours s'adressant surtout au Canada anglais, elle affirme
que «tant que l'on ne reconnaîtra pas sur le plan
politique qu'il y a dans ce pays deux communautés, nous
ferons face à l'impasse. Si l'on ne voit pas qu'il y a
au Québec une société, on ne peut comprendre
et accepter une solution sociétale. Le partenariat nous
force à trouver une façon de rendre possible la
coexistence de ces deux régimes de citoyenneté.»
Même si elle est consciente que l'évolution va dans
le sens de la décentralisation administrative vers les
provinces, Jane Jenson ne croit pas que ce soit une solution viable
à long terme. «Ceci entraînerait le démantèlement
des politiques sociales canadiennes sans savoir si elles pourraient
être rétablies. De plus, la décentralisation
risquerait de détruire le Canada sans résoudre le
problème du Québec.»
Sans être très optimiste, Mme Jenson voit plutôt
la solution du côté du fédéralisme
asymétrique. «Cette orientation permet de reconnaître
les Anglais et les Français comme peuples européens
fondateurs tout en permettant la reconnaissance des peuples autochtones.
Elle permet à chaque société de définir
l'équité, la justice et l'égalité
à sa façon.»
L'asymétrie implique l'acceptation, par la majorité
et les minorités, de trois principes. Tout d'abord, il
faut accepter qu'un pays peut rassembler plusieurs projets collectifs
sans menacer sa propre existence ou le bien-être de ses
membres.
Aussi, il faut renoncer à hiérarchiser le sentiment
d'appartenance. «Dire, comme Daniel Johnson, que pour être
un bon fédéraliste il faut se sentir canadien avant
d'être québécois n'a aucun sens», déclare
Jane Jenson.
Finalement, il faut repenser les mécanismes de participation
aux prises de décisions politiques. «On ne peut régler
de tels problèmes fondamentaux lors de campagnes électorales
parce que les partis politiques fédéraux sont incapables
de mener des débats de principes. Ils façonnent
leur programme selon les opinions majoritaires et appliquent parfois,
une fois au pouvoir, le programme de l'autre parti.»
Mme Jenson croit qu'une assemblée constituante pourrait
être une mécanique utile permettant une meilleure
participation des citoyens et des groupes intermédiaires,
une avenue sur laquelle elle réfléchit présentement.
Son ex-collègue aujourd'hui ministre, Stéphane Dion,
lui a fait la remarque qu'elle est la seule à croire à
un Canada asymétrique; cela prouve que la justesse d'une
idée ne repose pas sur le nombre d'adhérents.
Alain Noël s'est
penché pour sa part sur les principes qui devraient guider
une éventuelle décentralisation - symétrique
ou non - des pouvoirs vers les provinces et qui assureraient la
sauvegarde des politiques sociales.
«Mon premier objectif est de démontrer que, même
lorsque l'on cherche à tenir compte du principe fédéral,
la mise en place de politiques sociales véritablement fédérales
ne va pas de soi, affirme-t-il. En définitive, les politiques
sociales relèvent moins de normes ou contraintes associées
au fédéralisme que du grand débat politique
qui oppose la droite et la gauche à propos de l'État
et du marché, de l'égalité et de la liberté,
de la citoyenneté et de la propriété.»
Le professeur examine plus précisément les principes
de subsidiarité et de codécision dans le contexte
du fédéralisme. La subsidiarité, au coeur
du traité de Maastricht, consiste à confier aux
gouvernements locaux ou nationaux le plus de responsabilités
possible alors que le gouvernement fédéral ou supranational
gère les politiques qui ne peuvent être réalisées
de façon efficace par les États membres, comme la
défense et la protection de l'environnement.
S'inscrivant en faux contre le ministre Stéphane Dion qui
soutenait en novembre dernier que l'évolution des politiques
sociales canadiennes s'était toujours réalisée
en fonction du principe de subsidiarité, Alain Noël
soutient que ce principe est contraire à la notion de fédéralisme.
«Dans le fédéralisme, la répartition
des pouvoirs repose sur l'autonomie des provinces et non sur l'efficacité
administrative, qui est un principe d'État unitaire»,
affirme le professeur.
Selon M. Noël, l'histoire du Canada montre que la division
des pouvoirs est le résultat de compromis politiques qui
se sont toujours faits en fonction de la dynamique fédérale-provinciale.
«Les pères de la Confédération improvisaient,
négociaient et faisaient des compromis, mais ils ne faisaient
pas de la subsidiarité sans le savoir; ils faisaient du
fédéralisme.»
Ce principe de subsidiarité pourrait-il guider une éventuelle
décentralisation? Pour la raison exprimée plus haut,
le politologue croit que non. «La subsidiarité fausse
le jeu fédéral en jaugeant la division des pouvoirs
à l'aune des résultats. Ramener le fédéralisme
à une forme d'optimisation des résultats, en faire
une façon décentralisée d'offrir des biens
et des services, c'est nier la spécificité du fédéralisme.
Au Canada comme en Allemagne, le principe fédéral
est trop important pour permettre à la subsidiarité
de jouer un rôle significatif.»
Codécision et politique minimaliste
Quant au principe de codécision, par lequel le fédéral
et les provinces ont par exemple mis sur pied l'assurance-maladie,
Alain Noël observe que ces mécanismes sont propices
aux blocages, engendrent des politiques complexes et ont tendance
à produire des accords minimaux menaçant les acquis
de la protection sociale.
L'Union européenne en serait un exemple. «Ce qui
tient lieu de politique sociale européenne constitue presque
exactement le contraire de ce que T.H. Marshall envisageait lorsqu'il
parlait de l'État-providence. Pour Marshall, la politique
sociale servait à imposer des valeurs autres que les valeurs
marchandes alors que la politique minimaliste de l'Europe sert
précisément à promouvoir le marché.»
Le principe de la solidarité, qui a donné naissance
aux politiques sociales canadiennes visant «l'égalité
des chances», pose aussi des problèmes pour guider
la décentralisation, notamment parce que l'on ne peut pas
imposer la solidarité «par le haut»; il faut
qu'elle vienne de la base, qu'elle soit bien vivante dans les
sociétés nationales avant de pouvoir être
étendue à une échelle plus large.
Pour Alain Noël, il faut donc que la division des pouvoirs
se fasse en respectant le principe du fédéralisme
fondé sur l'autonomie des États membres et qui a
été de plus en plus délaissé depuis
l'ère Trudeau. «Sans la reconnaissance de ce principe,
la solidarité canadienne demeure insuffisante et injuste»,
affirme-t-il.
Il ne craint pas que la reconnaissance de la diversité
et l'asymétrie des provinces minent le fondement de l'État-providence.
«Il y a bien sûr des tendances fortes à la
reconfiguration néolibérale, mais les changements
en cours portent aussi le germe d'innovations sociales importantes
qui permettraient de renouveler le rapport avec l'État
et de repenser la distribution des revenus dans une perspective
mieux adaptée à une situation de chômage élevé.»
Conscient du peu d'ouverture à l'égard d'un retour
au principe fondamental du fédéralisme dans l'opinion
canadienne - où l'on ne voit l'asymétrie que «lorsque
les cochons auront des ailes» -, Alain Noël croit,
comme sa collègue Jane Jenson, que les probabilités
de réussite sont bien minces. À défaut d'une
ouverture de «l'autre camp», qui a la balle en main,
il ne resterait «que la rupture comme préalable au
partenariat», conclut-il.
Daniel Baril