Vive les compressions
du gouvernement Bouchard! Vive Jean Chrétien! Vive Pierre
Bourque!
Voilà les pensées qui nous accompagnent quand on
lit Enfants du néant et mangeurs d'âmes, de Roland
Viau, qui vient de paraître chez Boréal. Si la vie
en terre d'Amérique paraît difficile en 1997, elle
n'était pas rose il y a trois siècles. Ces «enfants
du néant», ce sont les esclaves que les guerriers
de la vallée du Saint-Laurent et de la région avoisinante
ramenaient de leurs raids. Torturés, décapités
vifs, ils étaient des morts en sursis et valaient moins
que les chiens. Les «mangeurs d'âmes» étaient
les membres du clan victorieux, qui participaient avec joie au
repas cannibale.
Le chercheur, qui a combiné les techniques de l'historien
avec celles de l'ethnologue, a voulu savoir ce qui amenait réellement
les Iroquoïens à guerroyer entre eux, puis à
mettre leurs techniques au service des conquérants quand
les Européens ont «découvert» le continent.
En 1690, les Français payaient 10 écus pour chaque
scalp d'Anglais ou de Mohawk. Leurs adversaires en faisaient autant.
Le scalp était devenu un article de traite au même
titre que la fourrure; et les prix fluctuaient!
Roland Viau a grandi près des communautés autochtones
et parle couramment mohawk. Durant ses études en anthropologie,
il a constaté une lacune dans nos connaissances des guerres
en Iroquoisie. Non en quantité, mais en qualité.
En effet, dans les quelque 5000 pages écrites au cours
des dernières années sur le sujet, on laisse entendre
que les Indiens avaient un goût inné du sang et de
la torture. Faux, croit-il. La guerre avait d'abord pour objectif
la survie du clan et les rapports entretenus avec les captifs
étaient plus complexes qu'on ne le croit. «Personne
avant lui n'était allé aussi loin dans l'analyse
de ce phénomène», affirme, dans la préface,
l'anthropologue Normand Clermont.
Guerre de clans
«J'ai voulu démythifier
ce qui, pour un anthropologue, est un acte politique avec des
aspects culturels et non un acte de barbarie violent et sanguinaire,
dit Roland Viau. Je crois que le mot "guerre" n'est
pas le plus approprié. Mais nous manquons de vocabulaire.
Quand un clan perdait des effectifs à cause de la maladie
ou d'autre chose, il devait trouver un moyen de les remplacer.»
Il demeure que la prose scientifique de Roland Viau nous fait
imaginer avec précision des guerriers qui préparent
un assaut contre un village ennemi. Déterminés à
vaincre ou à périr, «ils fracassaient, à
coups de lourdes massues, le crâne de tous ceux qui tentaient
de leur opposer une résistance». Les victimes, scalpées,
étaient des hommes et des adolescents en âge de se
défendre mais aussi des prisonniers susceptibles de ralentir
la marche du groupe sur le chemin du retour. «Au nombre
des victimes de leurs raids il fallait donc souvent compter des
ennemis estropiés qu'ils achevaient parce qu'ils étaient
impotents, des vieillards incapables d'entreprendre un long périple,
des femmes enceintes trop peu mobiles et des enfants», écrit-il.
Adopter des ennemis
Assez représentative de ce que l'histoire officielle a
retenu des «sauvages», cette description cache donc
un second niveau de signification que M. Viau, aujourd'hui chargé
de cours au Département d'anthropologie, a cherché
à connaître. Lancer une attaque relevait d'une stratégie
- souvent décidée par les femmes - visant à
capturer des prisonniers pour les intégrer à la
communauté. Au retour, c'était encore aux femmes
de chosir quels prisonniers seraient adoptés et lesquels
seraient abandonnés à leur sort.
Ces adoptions visaient essentiellement à remplacer les
membres du clan récemment décédés.
C'est pourquoi les familles qui avaient perdu un membre à
la suite d'un accident ou de la maladie se voyaient attribuer
les premiers remplaçants. Le prisonnier ainsi intégré
prenait alors place dans la structure familiale selon le statut
de son prédécesseur. L'adoption signifiait la mort
sociale de l'individu. «On a même vu un ancien chef
huron adopté par des Iroquois faire la guerre à
des Hurons.»
Dans les clans, les femmes avaient un pouvoir indiscutable. Mais
lorsqu'elles avaient décidé qu'une guerre était
nécessaire, le pouvoir revenait aux chefs de guerre. Choisis
pour leur courage et leurs exploits antérieurs, ils étaient
fort respectés, mais ce statut était fragile. Avec
le temps, ce sont ces chefs qui prendront du galon et les femmes
seront de moins en moins écoutées.
La maladie a tué plus que les fusils
Quoique radicale, la
méthode employée pour maintenir les effectifs des
clans à un niveau équilibré a permis à
la population globale de l'Iroquoisie de demeurer stable longtemps
après l'arrivée des Blancs. Mais la conquête
a eu un effet considérable.
«Les pratiques guerrières existaient auparavant,
mais elles seront accentuées par l'arrivée des Européens,
dit Roland Viau. La maladie, qui a tué davantage que les
fusils, a décimé les populations, ce qui forçaient
les clans à entreprendre plus de guerres. De plus, on en
vint à adopter couramment des hommes adultes, ce qui était
rarement le cas auparavant.»
Le scalp était pour les guerriers une façon de s'emparer
de l'âme des morts. On croyait que l'âme résidait
dans le cuir chevelu, car «les cheveux continuent de pousser»
après le décès. On allait jusqu'à
manger le cerveau des combattants pour s'approprier leur force.
C'était aussi pour retrouver une partie des proches morts
au combat, mangés par les ennemis.
Bonne et mauvaise mort
«La mort violente était considérée
comme une mauvaise mort, explique Roland Viau. Une bonne mort
avait lieu parmi les siens, en respectant le rituel funéraire.
L'âme des personnes qui mouraient au combat risquait de
ne jamais rejoindre le pays des morts. Elle flotterait entre deux
mondes pour venir hanter celui qui l'avait tuée.»
La torture aurait eu pour but de vaincre la résistance
de l'ennemi. Aussitôt qu'il démontrait sa défaillance,
on pouvait l'exécuter. «Pourquoi le père Lallemant
a-t-il été tant torturé? Parce qu'il était
impassible face à ses souffrances. Il chantait. C'était
pour eux un acte de courage.»
Pour rédiger ce livre, Roland Viau a ratissé les
grandes bibliothèques du monde qui contiennent des fonds
d'archives sur cette époque en Angleterre, aux États-Unis
et au Canada. Il a consulté les récits d'explorateurs
et de missionnaires, mais il a aussi fait des études linguistiques.
L'origine des mots lui a donné des indications utiles sur
le sens qu'on attribuait aux éléments de la vie
quotidienne en Iroquoisie.
Enfants du néant et mangeurs d'âmes est le premier
tome d'une trilogie sur la vie en Iroquoisie. Les deux autres
titres porteront sur le rôle des femmes dans ces sociétés
(le sujet de maîtrise de Roland Viau) et sur la signification
que l'on donnait à la mort.
Mathieu-Robert Sauvé
Roland Viau, Enfants du néant et mangeurs d'âmes,
Montréal, Boréal, 1997, 318 pages, 29,95 $.