Le clarinettiste découvre le manuscrit d'une pièce
de Debussy.
Paris, fin septembre.
Dans le salon du compositeur et pianiste Jean Françaix,
rue de Turbigo dans le IIIe arrondissement, deux hommes se font
face. Après avoir longuement parlé, ils se sont
tus. Les notes de la pièce Thème et variation pour
clarinette et piano enveloppent doucement l'appartement. Ils sont
émus.
Dehors, les étoiles s'allument une à une dans ce
qu'il reste de ciel bleu. Hormis la musique, tout n'est que silence
et recueillement. Au début du mouvement lent (moderato),
une larme perle au bord de l'oeil du compositeur français
de 84 ans et coule le long de sa joue.
Cette pièce, Jean Françaix la connaît bien;
c'est lui qui l'a composée. C'était en 1974, pour
le concours de sortie du Conservatoire de Paris.
Moment privilégié, instant d'émotion pure,
André Moisan chérira cette rencontre jusqu'à
son dernier souffle. Car l'interprète de la pièce
de Françaix et son visiteur ce jour-là, c'était
lui!
Clarinettiste et chargé de cours à la Faculté
de musique, André Moisan vient d'enregistrer son premier
disque solo, Impressions de France, qui rassemble des pièces
de compositeurs de l'Hexagone des XIXe et XXe siècles.
Louise-Andrée Baril l'accompagne au piano.
«Jean Françaix a connu la plupart des compositeurs
dont j'interprète les pièces sur ce disque, raconte
M. Moisan. Durant la Deuxième Guerre mondiale, il cachait
à son domicile les enfants de Stravinski, recherchés
par les nazis.»
Le musicien de 36 ans est médusé par les événements
qui ont entouré l'enregistrement de ce premier album. Il
y a de quoi. En plus d'avoir rencontré Jean Françaix,
il a déniché la partition originale de la Première
Rhapsodie de Debussy, pièce qui figure sur son disque.
Or, jamais cette pièce n'a été endisquée
comme l'a écrite le compositeur.
«C'est une première mondiale. Tout le monde s'intéresse
au manuscrit. Charles Dutoit et plusieurs autres ont demandé
à le voir», mentionne André Moisan, rencontré
au foyer de la salle Claude-Champagne, là où il
a enregistré son album.
Selon lui, la pièce originale est plus touffue. «J'ai
l'impression que Paul Mimart, l'interprète à qui
elle était destinée, trouvait certains passages
trop difficiles, entre autres pour ses étudiants, et qu'il
a demandé à Debussy de faire des modifications.
C'est la pièce annotée qui a toujours été
jouée jusqu'à maintenant.»
Debussy a composé cette rhapsodie en 1910. Le manuscrit
est conservé à la bibliothèque du Conservatoire
de Paris. André Moisan en a obtenu une copie microfilmée
grâce à l'aide de Marc Joanis, bibliothécaire
à la Faculté de musique. Il n'en croyait pas ses
yeux lorsqu'il a lu le contenu de l'original. «J'ai même
fait appeler chez Durand, la maison d'édition qui possédait
le manuscrit et qui a publié un des premiers enregistrements
correspondand à la version connue, pour m'assurer qu'elle
n'avait plus de droits sur ce document.»
Paradis de la clarinette
Françaix, Debussy, Poulenc, Saint-Saëns et quelques
autres sont les compositeurs joués par André Moisan,
dont le disque est produit par Atma, une maison québécoise.
Pourquoi la France? «Le répertoire des compositeurs
français est celui avec lequel j'ai le plus d'affinités»,
répond le musicien qui, jusqu'à ce jour, avoue n'avoir
fait que de trop courts séjours dans la Ville lumière.
«Leurs pièces ont une variété de couleurs
et une sensibilité très proches de ce que je suis.»
Réponse qui n'exclut pas l'intérêt du clarinettiste
pour la musique d'autres nations. Impressions de France est en
fait le premier d'une série de disques destinés
à faire connaître la musique pour clarinette de différents
pays: l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, le Canada...
Pour cet enregistrement, André Moisan a voulu utiliser
«le moins d'interventions technologiques possible».
Peu importe ses choix, il s'est gagné au moins un admirateur,
avant même la sortie du disque et la publication des critiques
des chroniqueurs. Il y a quelques jours, il recevait une lettre
de Jean Françaix qui lui disait n'avoir aucun reproche
à faire quant à l'exécution de sa pièce.
«On dit que la perfection n'est pas de ce monde; c'est une
erreur complète en l'occurrence. Tout y est exprimé
selon mes désirs: le rythme, la poésie, l'ironie...»,
indique le compositeur.
André Moisan flottait.
André Duchesne