Volume 35 numéro 5
25 septembre
2000


 


Quand le cortex auditif devient visuel
Une étude chez l’animal démontre que le cortex auditif peut suppléer au cortex visuel.

Douglas Frost et Maurice Ptito

Le cortex auditif peut remplacer le centre de la vision si celui-ci est hors d’usage. «Les axones provenant de la rétine, plutôt que de mourir, se branchent là où est traitée l’information issue de l’ouïe. Cette région permet alors d’entendre et de voir», explique Maurice Ptito, neuropsychologue et professeur à l’École d’optométrie de l’Université de Montréal.

Avec son collègue Douglas Frost, de l’Université du Maryland, à Baltimore, et ses collaborateurs montréalais Denis Boire et Guy Gingras, il a mené une expérience de longue haleine dont les résultats sont publiés cette semaine dans la revue Proceedings of the National Academy of Science. Au cours de cette expérience, neuf hamsters qu’on avait rendus aveugles à la suite d’une intervention chirurgicale au cerveau ont retrouvé la vision grâce à un nouveau «câblage» vers le cortex auditif. Une analyse électrophysiologique des animaux, réalisée en collaboration avec Christian Casanova et Jean-François Giguère, de l’Université de Montréal, a démontré de façon évidente que le cortex auditif avait pris le relais.

«Ces animaux ne voyaient pas aussi bien que les hamsters normaux, précise le chercheur, mais ils étaient capables d’effectuer des tâches simples et de distinguer des objets dans l’espace.»

Les conclusions des professeurs Ptito et Frost ajoutent de la force à plusieurs études récentes qui indiquent que le cerveau a une extraordinaire capacité d’adaptation. On sait par exemple que les sourds qui communiquent par signes activent les régions cérébrales dévolues au langage, ce qui n’est pas le cas chez les gens qui entendent. On sait aussi que le cortex visuel est mis à contribution chez les aveugles lorsqu’ils déchiffrent avec leurs doigts l’alphabet braille. «Si vous et moi apprenions le braille, ce serait au système somatosensoriel que l’information serait traitée, non par notre cortex visuel», explique M. Ptito. Le chercheur a également beaucoup étudié, antérieurement, l’adaptabilité des patients dont on a fait l’ablation d’un hémisphère cérébral (voir Forum du 11 septembre 2000).

Bien qu’il s’agisse de recherche fondamentale, une telle découverte pourrait permettre un jour le traitement d’une forme de cécité. «Ce que cette recherche démontre, c’est que les systèmes sensoriels sont beaucoup plus adaptables qu’on le croyait jusqu’à maintenant. Il est donc permis de penser qu’on pourra un jour substituer les systèmes sensoriels. Comment? Ça, c’est une autre question.»

Le problème principal, mentionne le chercheur, viendrait du fait qu’il faudrait agir très précocement, au moment où le cerveau se développe. Et il se trouve que le cortex visuel, situé à l’arrière de l’hémisphère, est l’un des plus rapides du système nerveux à atteindre sa maturité: à trois mois, le bébé perçoit les visages, les sourires. Certains disent même qu’à une semaine la vision est essentiellement formée.

Ce n’est pas pour rien que les chercheurs ont choisi le hamster comme modèle animal. À sa naissance, ce rongeur est encore presque à l’état embryonnaire. Son développement se termine à l’extérieur du ventre de la mère de sorte que les interventions au jour 0 de son existence équivalent à des chirurgies intra-utérines chez d’autres espèces.

«Les mystères de la différenciation cellulaire font que les neurones en développement se dirigent vers une cible prédéterminée: les neurones de la vision, vers le corps genouillé latéral par exemple. Or, si cette cible disparaît, ils se trouvent un autre objectif. Mais pas n’importe lequel. En ce qui concerne la vision, ils choisiront le thalamus auditif, comme le prouve notre recherche.»

La localisation des fonctions dans le cerveau humain est une réalité scientifique indiscutable, mentionne M. Ptito. Mais plusieurs recherches récentes démontrent que ce «dogme» n’est pas aussi figé qu’on l’imagine. «Le cerveau a une plasticité plus grande que ce qu’on aurait cru», dit le chercheur.

Mathieu-Robert Sauvé


Voir aussi l'article «Vivre avec la moitié de son cerveau...»