Richard Tremblay cherche depuis 20 ans l'origine de la délinquance. Il a dû remonter jusqu'aux bambins de 17 mois. |
Imaginez que, dans un groupe, 80% des gens se poussent, se mordent et se donnent des coups de pied; qu'une personne sur quatre frappe de toutes ses forces dans l'intention de faire mal; que certaines soient même cruelles, tyranniques...
Tous les jours, dans les garderies du Québec, de telles scènes se déroulent sous les yeux du personnel qui s'efforce de pacifier les querelles avec des baisers et des gestes apaisants. "Inévitablement, raconte le psychologue Richard Tremblay, lorsque je présente au cours d'un colloque une vidéo montrant une agression de bambin, on entend des rires dans la salle. On ne peut pas croire que ces enfants vivent l'étape la plus agressive de leur vie..."
Le directeur du Groupe de recherche sur l'inadaptation psychosociale chez l'enfant (GRIP) publie ces jours-ci, dans une revue majeure, Child Development, un article qui pourrait avoir d'importantes répercussions tant en psychologie qu'en criminologie et même en philosophie. Cet article, écrit avec Daniel Nagin, de l'Université Carnegie Mellon, démontre que l'agressivité diminue avec l'âge. "De nature, l'enfant sait agresser les autres. Il apprend à ne pas le faire", dit le professeur Tremblay.
Après avoir suivi pendant 10 ans plus d'un millier de garçons dont certains sont devenus des criminels notoires, les auteurs concluent que les comportements agressifs dans les garderies peuvent ouvrir la voie à la délinquance. Mais tous ne deviennent pas des criminels. La plupart se rangent du côté des gens qui ont compris que l'agression physique n'est pas le meilleur moyen d'arriver à ses fins. Seul un garçon sur huit, parmi ceux qu'on a désignés comme particulièrement agressifs en milieux de garde, manifestera des comportements similaires à l'adolescence.
Mais les agressions sont alors plus graves et, dans la salle, plus personne ne rit.
Rousseau revisité
Dans un autre article paru récemment dans Criminal Behavior
and Mental Health, M. Tremblay et ses collaborateurs
affirment, chiffres à l'appui, que l'être humain
connaît l'apogée de son agressivité non pas
à 25 ans ni à 16 ans, mais bien à... 17 mois.
Même les criminels dangereux, les délinquants violents,
les tueurs en série les plus recherchés ne sont
pas aussi agressifs, toute proportion gardée, que les chérubins
dans les jardins d'enfants.
"N'importe quelle professionnelle des milieux de garde vous dira qu'on doit protéger les enfants les uns des autres. On ne les laisse pas jouer avec des couteaux de cuisine par exemple: ils pourraient blesser quelqu'un. Pour nous, spécialistes du développement, ce n'était même pas évident!" dit le chercheur en riant.
L'homme naît bon et c'est l'environnement qui engendre le mal en lui, prétendait Jean-Jacques Rousseau en 1772. Selon M. Tremblay, cette affirmation ne tient plus même si elle sert encore d'assise aux sciences humaines. L'agression physique serait plutôt une sorte de réflexe inné qui disparaît au rythme où l'enfant s'intègre dans la société, notamment à mesure qu'il fait l'apprentissage du langage. La violence, la délinquance et même les homicides trouveraient donc racine non pas dans un quelconque traumatisme de l'adolescence, mais dans la petite enfance. À partir du premier jour d'école, la fréquence des agressions physiques diminue pour ne subsister que chez une minorité de jeunes. Ce sont ceux-là qui "tournent mal", comme on dit...
"Depuis des années, les chercheurs se demandaient pourquoi certains adolescents deviennent des adultes violents et d'autres, non. Ils cherchaient le déclic, le 'onset', comme disent les Américains. En suivant un groupe de jeunes à partir de la maternelle et jusqu'à l'âge adulte, j'ai dû me rendre à l'évidence. Il fallait regarder avant."
L'équipe du GRIP s'est donc penchée sur une cohorte d'enfants de zéro à cinq ans. Une seconde surprise attendait les chercheurs. "C'est durant la deuxième année de l'existence que les enfants commencent à exprimer de l'agressivité. Nous avons observé qu'une infime partie des sujets mordent, poussent et tirent délibérément les cheveux des autres avant leur premier anniversaire alors que la proportion passe à 80% au cours des mois suivants. Dans certains cas, on peut compter des agressions toutes les 15 minutes, soit plus souvent que pour n'importe quel criminel dangereux", explique M. Tremblay.
Mais si les êtres humains naissent méchants, où s'en va donc toute cette agressivité lorsqu'ils quittent la petite enfance? Elle se transforme en dialogue, en ruse, en stratégie. Bref, en intelligence, répond Richard Tremblay. "Notre société valorise la personne 'agressive' en affaires, en politique ou en recherche scientifique, dit-il. Évidemment, il ne s'agit pas d'une personne qui passe son temps à se battre avec ses poings. Elle a su transformer les agressions physiques en agressions indirectes."
Cette transformation s'opère à la garderie même, entre la deuxième et la troisième année d'existence. Plutôt que d'arracher un jouet à son voisin, l'enfant dialogue avec lui. Il apprend, bref, à utiliser l'argumentation plutôt que la force pour arriver à ses fins.
Une enquête longitudinale
C'est par l'intermédiaire d'une étude longitudinale
que M. Tremblay a pu observer ce phénomène. Une
sélection de 551 enfants a été faite par
les chercheurs dans le but de les suivre à la trace. Les
personnes les mieux placées pour noter les gestes de leur
bambin, les mères dans 98% des cas, ont été
mises à contribution. Elles ont scrupuleusement tenu à
jour un registre. Chaque comportement agressif du bébé
était consigné: poussées, coups de pied,
morsures et autres gestes batailleurs.
Parmi les résultats secondaires, on a noté que les enfants qui ont des frères et soeurs sont plus agressifs que les autres, et que les garçons sont plus nombreux à l'être. À 17 mois, par exemple, de 90% à 94% des garçons ont démontré au moins un comportement agressif, alors que de 68% à 91% des filles en ont fait autant (le premier chiffre renvoyant aux enfants uniques).
Mathieu-Robert Sauvé
Ce que je recherche, c'est la source de la délinquance, et particulièrement de la violence", lance Richard Tremblay. Après plus de 20 ans de travaux sur ce thème, le professeur qui enseigne au Département de psychologie et au Département de psychiatrie a actuellement le vent dans les voiles. Le National Post et le New York Times, notamment, ont fait état de ses récentes publications.
Pour retracer l'origine de ce succès, il faut remonter à l'année 1983, alors que le gouvernement du Québec s'apprête à mener sa grande enquête sur la santé publique. M. Tremblay décide d'établir un échantillon de 1000 garçons âgés de cinq ans, issus de milieux défavorisés. "Nous savions que certains d'entre eux deviendraient délinquants. Nous les avons suivis."
Seize ans plus tard, au laboratoire du GRIP, de 500 à 600 de ces hommes (ils ont plus de 20 ans aujourd'hui) sont examinés deux fois par année. Ils subissent une batterie de tests physiologiques et psychologiques. Comme on s'en doute, ce ne sont pas tous des enfants de choeur, mais la plupart participent volontiers aux recherches. M. Tremblay signale toutefois que certains sujets sont retracés dans des prisons de Californie et même au Japon. Des questionnaires sont envoyés sur place. "Ce sont nos cas les plus intéressants", dit le chercheur.
L'étude longitudinale de 1983 a été l'une des premières au monde et demeure parmi les plus importantes du genre. Mais une nouvelle étude similaire est en cours depuis 1998 et réunit cette fois 4000 enfants, dont 1200 jumeaux. Entre-temps, le chercheur a participé à l'étude de Statistique Canada comprenant un échantillon de 25 000 enfants âgés de 0 à 11 ans.
Qu'est-ce qui explique une telle ténacité? En début de carrière, le jeune professeur d'éducation physique a été appelé à animer un groupe de psychiatrisés dans un hôpital de Joliette. "J'ai vite compris que je n'avais pas une formation suffisante pour relever un tel défi", explique-t-il. Il termine alors une maîtrise en psychoéducation, puis obtient un doctorat en psychologie.
M.-R.S.