Régine Pierre |
Le tiers des jeunes quittent l'école sans maîtriser l'écrit suffisamment pour s'intégrer au marché du travail et pour fonctionner dans la société. Ils ont appris à lire et à écrire pendant 11 ans sans assimiler ces apprentissages. Ils sont illettrés. En d'autres mots, ce sont des analphabètes fonctionnels.
En 1990, on dénombrait près de un milliard d'analphabètes dans le monde, dont 95% se retrouvaient dans les pays du Sud. De telles disparités posent le problème de l'intégration de ces immigrants et de leurs enfants dans des sociétés où le moindre emploi exige 11 années de scolarité et où il est impossible de fonctionner sans posséder l'usage de l'écrit. En effet, comment faire une transaction bancaire, une demande d'emploi, son marché même ou encore comprendre un mode d'emploi sans savoir ni lire ni écrire?
La généralisation de l'écrit à toutes les sphères de l'activité humaine et l'informatisation ont contribué à hausser la barre, sans compter que l'extension des communications au-delà des frontières impose de maîtriser l'écrit dans plus d'une langue et dans des contextes culturels variés.
Tel est le constat qu'a tracé Régine Pierre, professeure au Département de didactique de la Faculté des sciences de l'éducation, au cours du colloque international sur l'alphabétisation et la formation de base en entreprise. Ce colloque, qui se déroulait récemment à l'École des Hautes études Commerciales sur le thème "Éducation et avenir en commun: les enjeux du prochain millénaire", regroupait plusieurs conférenciers réunis par la Fondation québécoise pour l'alphabétisation.
"Au-delà de la maîtrise des outils informatiques, c'est un nouveau rapport à la connaissance et à l'écrit que l'école doit instaurer, explique Mme Pierre. L'acquisition, la gestion et la communication de connaissances par l'informatique sont devenues des compétences de base que tout enfant doit acquérir et, contrairement à ce qu'on peut penser, apprendre à apprendre et apprendre à gérer et à communiquer les connaissances passent plus que jamais par la maîtrise de l'écrit, qui restera l'objectif fondamental de l'école du 21e siècle."
Des méthodes dépassées
Pour y parvenir, l'école devra revoir ses objectifs et
ses méthodes, car non seulement doit-elle scolariser tous
les enfants, quels que soient leurs origines et leurs antécédents
sociaux, mais elle doit encore leur permettre d'atteindre des
types et des niveaux de littératie que seule l'élite
atteignait au début du siècle.
Pour cette spécialiste de l'enseignement de l'écrit, malgré les réformes successives, les programmes du ministère de l'Éducation et les méthodes d'enseignement de la lecture en vigueur dans les écoles sont tout à fait dépassés.
Ce qui ne veut pas dire qu'il faille revenir aux méthodes du passé, "qui étaient loin d'être aussi efficaces que certains le prétendent", note Régine Pierre. Au contraire, croit-elle, il faut mettre au point des méthodes qui tiennent compte des réalités d'aujourd'hui et qui intègrent les connaissances scientifiques les plus récentes dans le domaine. Surtout, il faut former des enseignants, des concepteurs de méthodes et des professionnels non enseignants, des psychologues, des orthophonistes et des orthopédagogues qui aient plus que de vagues notions de l'apprentissage de l'écrit parce que le Québec manque cruellement de spécialistes dans le domaine de la lecture et de l'écriture, et ce, à tous les niveaux et dans tous les champs de compétence.
Une réforme en profondeur
Une réforme en profondeur des programmes de formation des
maîtres et une sérieuse remise en question du rôle
du ministère de l'Éducation s'impose, lance Mme
Pierre. "Depuis 30 ans, le ministère de l'Éducation
contrôle totalement les programmes et les méthodes
d'enseignement en même temps qu'il impose ses vues et ses
contraintes sur la formation des maîtres sans avoir les
ressources et les expertises nécessaires pour suivre l'évolution
des connaissances. Trente ans après l'intégration
des écoles normales à l'université, il serait
temps que le ministère reconnaisse qu'être un enseignant
aujourd'hui exige plus qu'une formation pédagogique générale
et que l'expérience ne suffit pas à faire d'un pédagogue
un expert dans tous les domaines. Il n'est plus admissible qu'on
confie à des fonctionnaires les réformes des programmes
sans même impliquer les spécialistes du domaine."
"Il n'est plus admissible, non plus, poursuit la professeure, qu'on permette à des maisons d'édition, auxquelles le ministère assure un quasi-monopole sur la production des méthodes d'enseignement, d'utiliser la formation des enseignants comme moyen publicitaire pour assurer leur marché. Il n'est pas davantage admissible que, dans les facultés des sciences de l'éducation, on confie à des non-spécialistes la formation des maîtres dans des domaines aussi spécialisés que l'enseignement de la lecture. Mais surtout, il n'est plus admissible que les enseignants reçoivent à peine 45 heures de cours durant les quatre années de leur formation pour couvrir tous les aspects de l'enseignement de la lecture, des connaissances scientifiques fondamentales à l'application des méthodes, de la maternelle jusqu'à la sixième année du primaire."
Formation des maîtres
Pour Régine Pierre, c'est en effet sur l'apprentissage
de la lecture que reposent tous les autres apprentissages. Qu'importe
la discipline, il faut savoir lire pour apprendre. Les enseignants
y consacrent d'ailleurs 80% de leur temps d'enseignement en première
année et 60% au cours des années suivantes. Or,
ils reçoivent moins de formation en lecture que dans toute
autre discipline, déplore la professeure. Pour renverser
la tendance, elle réclame que la formation des maîtres
soit assurée par des spécialistes du domaine, comme
en médecine ou en psychologie, et qu'elle repose "sur
des assises scientifiques qui seules peuvent donner aux futurs
enseignants les capacités d'analyse et de réflexion
critique qui feront d'eux des professionnels éclairés".
Enfin, conclut-elle, "devant les conséquences économiques, sociales et psychologiques de l'illettrisme, on ne peut plus tolérer que l'avenir du tiers de nos jeunes soit bloqué parce que la société ne donne pas à l'école les outils et les compétences nécessaires pour leur permettre d'atteindre les niveaux de littératie qui sont requis aujourd'hui pour s'intégrer dans les sociétés informatisées".
Quelques heures plus tôt, l'écrivain et essayiste John Saul avait déclaré qu'une société ne peut prétendre être une démocratie si elle n'assure pas une formation de base de qualité à ses citoyens. Et tout se joue dans les 12 premières années, selon M. Saul.
"Si vous ratez les 12 premières années de l'éducation de votre population, ce n'est vraiment pas la peine d'avoir une éducation d'élite parce que vous n'êtes pas en démocratie."
Françoise Lachance