Mariella Pandolfi a parcouru l'Albanie afin de mieux comprendre ce pays éprouvé par une pauvreté endémique et par des mouvements migratoires considérables. |
Pendant qu'elle sillonnait l'Albanie en pleine crise, le printemps dernier, l'anthropologue Mariella Pandolfi a constaté que des réseaux de prostitution exploitent les Albanaises jusqu'en Italie et en Grèce. "Les femmes y sont traitées comme des esclaves", dit cette quinquagénaire qui a passé trois mois, sac au dos, dans le pays le plus pauvre d'Europe.
Dans un rapport qu'elle rédige actuellement pour l'Organisation des Nations Unies et portant sur le trafic d'êtres humains, elle signale que retracer les prostituées et les arracher à l'emprise des exploiteurs ne suffit pas à régler le problème. "Les familles de ces femmes sont souvent conscientes de leurs activités et s'en accommodent, dit-elle. Il devient difficile de les réinsérer dans leur milieu d'origine."
Il existe bien quelques maisons d'hébergement depuis que l'écrivaine albanaise Diana Çuli, à la tête d'un groupe d'intellectuelles, a ouvert le premier centre d'accueil de Tirana destiné aux ex-prostituées. Mais, dans l'ensemble, la situation est peu reluisante.
Ce n'est là qu'un aspect de la triste Albanie qui, après 45 ans d'un régime dictatorial d'obédience communiste, vient de connaître une apothéose sanguinaire au Kosovo. Les Albanais immigrés dans cette province serbe pensaient bien être en paix avec leurs voisins, mais le président Milosevic leur a déclaré la guerre. Résultat de la politique d'épuration ethnique: des dizaines de milliers de morts et une émigration massive. Quelque 700 000 Kosovars ont afflué vers le seul pays qui ne les repoussait pas: l'Albanie.
Mariella Pandolfi supervise les travaux de deux étudiants au doctorat: Annie Lafontaine et David Bernier. |
C'est durant l'été 1999 que Mme Pandolfi a choisi de mener son "terrain", visitant des camps de réfugiés sur le territoire albanais et allant même en reconnaissance dans le Kosovo en ruine. "J'ai trouvé l'enfer", relate-t-elle.
L'anthropologie des traumatismes
Le rapport de Mme Pandolfi, dont la rédaction devrait être
terminée en novembre prochain, n'abordera pas uniquement
le problème de la condition des femmes, en net recul depuis
une décennie. Il comprendra une analyse des nouveaux réseaux
sociaux qui prennent la relève du noyau familial. La famille
connaît en effet un grand bouleversement dans les mentalités.
Faut-il s'en étonner quand on sait que frères, parents
et cousins se sont espionnés pendant un demi-siècle
pour se dénoncer mutuellement à la police communiste?
Enfin, le rapport abordera la question de la jeune génération. "Les jeunes, dit Mme Pandolfi, rejettent les valeurs que leurs parents ont préservées. La toxicomanie, la criminalité, l'émigration et, depuis peu, l'adhésion à des groupes fondamentalistes font actuellement des ravages. La jeunesse albanaise est fragile."
"Il y a un fossé des générations même parmi les réfugiés albanais", signale Annie Lafontaine, qui mène des travaux de doctorat sous la direction de Mme Pandolfi. Après avoir interviewé des Albanais de passage à Montréal (il y en aurait une centaine), la jeune femme ira d'ici un an au Kosovo et en Albanie pour établir des comparaisons.
David Bernier prépare aussi un voyage dans les Balkans pour alimenter sa thèse de doctorat. Il étudie plus particulièrement les milieux urbains qui ont subi d'importantes transformations depuis la chute du communisme.
Pour Mme Pandolfi, les travaux de ces deux étudiants s'inscrivent dans le cadre d'un réseau qu'elle met sur pied avec des collègues à l'étranger. Déjà, le Département d'anthropologie de la Faculté des arts et des sciences entretient des liens avec le Laboratoire d'anthropologie institutionnelle et d'organisation sociale du Musée de l'homme, à Paris, et avec d'autres groupes de recherche. Mme Pandolfi rappelle que l'anthropologie, ce n'est pas seulement l'étude des vestiges du passé...
Pourquoi l'Albanie?
Mais comment une anthropologue d'une université québécoise
acquiert-elle une expertise internationalement reconnue sur les
Balkans?
Il faut savoir que Mariella Pandolfi, d'origine italienne, s'intéresse depuis une vingtaine d'années à une branche inusitée de l'anthropologie politique: les traumatismes collectifs. Avant de se consacrer à sa présente recherche sur le peuple albanais (financée notamment par le CRSH et le FCAR), cette ex-professeure de l'Université de Rome s'est rendue dans le sud de l'Italie (Samnium), où un tremblement de terre a fait près de 10 000 morts en 1980. L'un de ses buts était d'y étudier les mécanismes d'adaptation des femmes face à de telles catastrophes.
Par la suite, elle s'est cherché un nouveau point chaud quand est survenu un événement dramatique qui a fait pencher la balance. C'était à Pâques, en 1996. La police italienne a ouvert le feu sur des bateaux de réfugiés albanais dans la mer Adriatique. Bilan: une centaine de morts. "J'avais déjà l'intention de travailler sur cette zone de guerre, située à 45 minutes d'avion de Rome. Cet événement m'a décidée."
Pour interviewer les Albanais, pas besoin d'apprendre la langue du pays puisque 9 personnes sur 10 parlent l'italien, la "langue de la résistance". Ils l'apprennent en captant les émissions italiennes par satellite. La barrière de la langue aurait pu être un problème sérieux, car l'anthropologue ne pouvait utiliser le bon vieux magnétophone. Cet appareil évoque trop l'époque des services secrets communistes.
Après avoir déposé son rapport au Drag and Crime Program de l'ONU, Mariella Pandolfi poursuivra son travail d'anthropologue de crise sur les Balkans. Mais elle tient à dire que l'Albanie fait actuellement des efforts remarquables pour se sortir du marasme. Il est tout de même extraordinaire, note-t-elle, que l'affluence de réfugiés exilés ait suscité un tel accueil de la part des habitants de ce pays appauvri. Car jusqu'à la guerre, les Kosovars étaient un peu perçus comme les Albanais qui avaient bien tournés. Et quand il a fallu les accueillir comme des frères, le pays leur a ouvert les bras.
On sent dans les propos de l'anthropologue un profond respect pour ce peuple éprouvé. "Il faut arrêter de présenter les Albanais comme les méchants de l'histoire", dit-elle.
Mathieu-Robert Sauvé