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Le plus grand spécialiste de Platon vient de Saint-Esprit

Louis-André Dorion consacre un livre à Luc Brisson.

À l'école primaire qu'il fréquentait dans le village de Saint-Esprit, près de Joliette, Luc Brisson a subi la colère d'un instituteur excédé par son manque d'attention en classe. "Je le vois encore me frapper la tête contre le tableau noir, raconte l'enfant devenu grand dans un livre qui vient de paraître chez Liber. Mais rapidement, on s'est aperçu que j'avais une déficience visuelle déjà très importante; le frère s'est même excusé de sa brutalité, ce qui n'est pas si mal."

Si cet instituteur avait su qu'il remuait ainsi la matière grise du futur plus grand spécialiste mondial de l'oeuvre de Platon, il aurait certainement tempéré ses ardeurs. Mais il ne pouvait pas savoir que l'enfant chétif deviendrait un auteur réputé d'essais sur la pensée antique, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), en France, capable de lire le grec, le latin, l'allemand en plus du français et de l'anglais.

En réalité, armé de lunettes épaisses, le petit Luc allait vite savoir se débrouiller dans un monde où la loi du plus fort l'emportait presque toujours. Genre de petit génie des films de Walt Disney, il s'assura la protection des plus costauds en rédigeant leurs devoirs qu'il parsemait volontairement de fautes d'orthographe, pour faire plus vrai. En retour, personne ne l'embêtait.

Grâce à Louis-André Dorion, professeur au Département de philosophie, les honnêtes citoyens intéressés par les choses de l'esprit découvriront ce grand intellectuel dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. Qu'ils soient familiarisés ou pas avec la pensée antique, ils sauront apprécier cet expatrié qui se dit "apatride". Il rêvait de partir dès son enfance, mais il n'a, par la suite, jamais perdu son accent de Joliette.

"Pourquoi j'ai voulu écrire ce livre? Parce que j'estimais Luc Brisson injustement méconnu au Québec, explique l'auteur. En général, les Québécois connaissent leurs savants, qu'ils soient historiens, politologues, sociologues ou astrophysiciens. Il m'apparaissait incroyable qu'on ignore Luc Brisson."

Preuve que M. Dorion a réussi son pari, ses étudiants au Département de philosophie viennent le voir en disant qu'ils ne savaient pas que l'incontournable platonicien était d'origine québécoise!

Spécialiste de Platon
"Comment en êtes-vous venu à consacrer votre vie à l'étude de Platon et de la tradition platonicienne? Quel est l'intérêt, pour l'homme moderne, d'étudier l'oeuvre de Platon en particulier, et la philosophie grecque en général?" demande d'entrée de jeu le professeur de l'Université de Montréal à son interlocuteur.

Le philosophe répond à ces questions avec limpidité et sans prétention. Difficile de résumer le parcours intellectuel de ce penseur singulier qui se destinait tout d'abord aux mathématiques mais qui, faute d'avoir étudié dans une école disposant de laboratoires, a dû se résoudre à plonger dans la philosophie.

Disons que c'est recommandé par Paul Ricoeur qu'il se présente en 1968 à Nanterre pour entreprendre son doctorat. Il rédige les 700 pages de la thèse en trois ans. Ne renonçant pas à revenir au Québec pour y enseigner (il accepte d'ailleurs quelques charges de cours à l'Université de Montréal durant les années 1970), il poursuit ses travaux sur la pensée antique, notamment en Angleterre. Puis, au cours d'un voyage en Ionie, où est née la philosophie grecque, il rencontre... l'amour. L'année 1974 marque un tournant dans sa vie: il se marie, devient père pour la première fois et obtient son poste au CNRS. Vingt-cinq ans plus tard, il vit toujours en France et a eu trois enfants avec sa femme Catherine, une Française.

Intellectuel français?
"À l'occasion de sa plus récente traduction du Banquet de Platon, on a présenté Luc Brisson, dans Le Devoir, comme un 'intellectuel français d'origine québécoise'. Je crois que ça l'a un peu blessé", relate Louis-André Dorion. À son avis, le fait qu'il était à peu près inconnu au Québec l'attristait, même s'il avait choisi de quitter ses arpents de neige natals il y a trois décennies. Cela a compté dans la décision de collaborer à ces entretiens.

M. Dorion confie que le ton des entretiens, enregistrés durant une quinzaine, à l'été 1997, était beaucoup plus amical qu'il n'y paraît dans le livre. Même le tutoiement a été abandonné, pour ne pas donner au lecteur l'impression d'être exclu. "Dans les faits, nous sommes devenus des amis depuis que je suis allé frapper à sa porte en 1985, alors que je préparais moi-même un doctorat en philosophie à Paris. Luc Brisson était déjà une sommité et j'étais très intimidé. Mais il m'a accueilli avec chaleur et il n'a jamais cessé d'être accueillant envers les étudiants québécois de passage à Paris."

Dans ce récit autobiographique captivant, M. Brisson exprime certaines de ses préoccupations sur l'évolution intellectuelle et politique du Québec. On peut aussi y lire quelques perles qui méritent méditation. Par exemple: "Une expérience qui n'arrive pas à s'objectiver n'a pas assez d'existence pour devenir objet de pensée et objet de discours. Un grand amour reste aussi évanescent qu'un vilain mal de dents s'il ne transforme pas le réel d'une manière ou d'une autre."

Mathieu-Robert Sauvé


Louis-André Dorion, Entretiens avec Luc Brisson, Rendre raison au mythe, collection De vive voix, Montréal, Liber, 1999.


Platon superstar

"Le plus grand spécialiste mondial de l'oeuvre de Platon." Ainsi qualifie-t-on Luc Brisson. Ce n'est pas peu dire quand on sait que le philosophe grec suscite un engouement endiablé en cette fin de millénaire: quelque 350 monographies sont annuellement publiées sur Platon. Depuis 1958, le chercheur du CNRS a recensé 10 000 titres.

M. Brisson a pu profiter lui-même de cette vague inouïe. Plus de 35 000 exemplaires de sa traduction de l'Apologie de Socrate/Criton, publiée dans la collection GF, se sont vendus en une seule année. Et M. Brisson compte plusieurs titres dans cette collection: Phèdre, Timée/Critias, le Parménide et le Banquet.

Comment expliquer cette résurrection? "Un peu de la même façon qu'on remarque un engouement pour le bouddhisme, répond Louis-André Dorion. Depuis la chute des grandes idéologies collectivistes, l'homme a recommencé à croire qu'il avait entre ses mains tous les outils de son bonheur."

Est-ce là une idée typiquement platonicienne? "En tout cas, très chère aux philosophes grecs."

M.-R.S.


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