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Quand faut-il annoncer une découverte
en recherche clinique?

Une centaine de spécialistes discutent de la diffusion de la recherche.

Denis Soulières

Martin Juneau

Le 5 mai 1998, le New York Times annonce qu'un chercheur américain, John Folkman, a découvert un remède contre le cancer, l'anti-angiogenèse. Il y a pourtant encore loin de la coupe aux lèvres puisque les études "cliniques" s'étaient limitées jusqu'alors aux souris. Mais le but du chercheur est atteint, car les actions d'EntreMed, la société créée pour commercialiser l'angiostatine et l'endostatine, ont pris une valeur considérable du jour au lendemain.

"Les journalistes ont toujours envie d'annoncer un bon 'scoop', commente Charles Tisseyre, animateur de l'émission scientifique Découverte, à Radio-Canada. Mais ils ne doivent pas oublier de penser au malade, chez lui. Tout ce que nous annonçons en ondes peut entraîner un raz-de-marée d'espoir, même si la mise en marché du produit n'est pas pour demain."

M. Tisseyre de même que quelques journalistes qui couvrent le monde scientifique et une centaine de représentants de l'industrie et des universités étaient réunis dans un hôtel du centre-ville de Montréal pour parler de recherche clinique et de médias le 23 septembre dernier. "Quand faut-il annoncer une nouvelle en conférence de presse? Nous n'en sommes pas toujours certains nous-mêmes", a expliqué l'initiateur de l'événement tenu sous l'égide de l'Association des hôpitaux du Québec, le Dr Denis Soulières. Selon le coordonnateur de la recherche en oncologie à l'hôpital Notre-Dame, une telle rencontre peut aider les chercheurs à connaître les règles du jeu des médias sans être manipulés par les agences de relations publiques.

La grande majorité des chercheurs actifs reçoivent des fonds du secteur privé; ils subissent parfois d'intenses pressions pour que leurs travaux aient un impact sur la population par l'intermédiaire des médias. Certains plaident donc pour une "éthique de la diffusion de la recherche clinique" afin que chercheurs et sujets de recherche ne soient pas les instruments de propagande des Merck Frosst, Pfizer, Ciba, Glaxo, etc.

Autorégulation?
L'industrie est soumise à l'ensemble des lois et règlements de Santé Canada, mais, sur le plan éthique, elle plaide souvent pour une autorégulation, a expliqué Christine Truesdell, commissaire au Tribunal administratif du Québec et présidente du Comité d'éthique de la recherche au Centre hospitalier de l'Université de Montréal. "Personnellement, la responsabilisation sociale des compagnies pharmaceutiques, je n'y crois pas tellement, dit-elle. On voit des coches mal taillées. Et souvent."

Mme Truesdell signale par exemple que le journal Les Affaires rapportait qu'une société qui commercialise un médicament contre la maladie d'Alzheimer utilisait le nom d'un chercheur dans ses outils promotionnels, en dépit du fait que celui-ci s'était publiquement désavoué six mois plus tôt. "Nous, les chercheurs, n'avons été invités à la conférence de presse que pour faire de la figuration", déplorait-il.

Reprenant l'exemple du Dr Folkman, le journaliste scientifique Yannick Villedieu a expliqué que la piste de l'anti-angiogenèse est très prometteuse et mérite assurément un traitement médiatique. Mais attention à la façon dont on aborde ce genre de sujet. "Un certain Dr Larry Norton, de New York, a reçu chez lui, peu après la diffusion de la nouvelle dans le New York Times, l'appel d'un homme riche et très malade. 'Est-ce qu'une injection d'argent importante me permettrait d'avoir plus rapidement ce médicament?' demandait l'homme au bout du fil. On peut s'interroger s'il convient d'annoncer un traitement qui n'a été testé que sur des souris..."

M. Villedieu signale qu'il y a trois relationnistes pour un journaliste à Montréal. Ce dernier est donc très sollicité et doit développer le réflexe de rejeter ce qui n'est pas pertinent pour l'opinion publique. "La semaine dernière, j'ai été invité à trois conférences de presse sur la recherche clinique", relate-t-il. Il n'en a couvert aucune.

Quatre critères
Selon le Dr Martin Juneau, de l'Institut de cardiologie de Montréal (ICM), quatre critères peuvent guider un chercheur qui pense annoncer les résultats d'une recherche qu'il vient de terminer: ceux-ci doivent susciter un intérêt dans la population (s'ils concernent un nouveau médicament, par exemple, celui-ci doit être immédiatement en vente dans les pharmacies); il doit s'agir d'une vraie primeur et non de la 26e étude visant à confirmer un résultat préliminaire; les chercheurs locaux doivent avoir participé directement à la recherche ou l'avoir coordonnée; enfin, les résultats doivent avoir été présentés aux pairs. Pour ceux qui ignoraient cette dernière exigence, le Dr Juneau a rappelé qu'une revue comme le New England Journal of Medicine refuse systématiquement de publier un article qui a fait l'objet d'une conférence de presse.

Le conférencier a donné plusieurs exemples d'événements publics, du plus réussi au plus raté. Dans cette dernière catégorie, on peut placer l'annonce d'une recherche sur une substance radioactive qui réduisait la resténose après l'angioplastie. Recherche sans précédent dans le monde, elle avait donné des résultats encourageants, avait été coordonnée par des chercheurs de l'ICM et avait été présentée d'abord aux pairs. Seul hic: l'intérêt pour les patients était hypothétique et à long terme. De plus, la radiation présentait des risques difficiles à évaluer et les journalistes présents n'ont pas manqué de "cuisiner" le chercheur sur ce point.

Se disant d'accord avec une "éthique de la diffusion de la recherche", le Dr Juneau a souligné que les entreprises pharmaceutiques qui investissent massivement dans la recherche clinique veulent parfois servir d'autres intérêts que ceux des chercheurs. Ces derniers doivent être prêts à résister à cette pression, quitte à en payer le prix.

Lui-même a été confronté à une situation délicate lorsqu'il a démontré, avec des collègues de l'ICM, que le timbre de nitroglycérine, vendu internationalement, était inefficace après 12 heures. Le téléphone a sonné à l'Institut de cardiologie pour empêcher la diffusion de ces résultats. "Non seulement nous avons annoncé nos résultats au cours d'une conférence de presse, a dit le chercheur, mais nous les avions déjà présentés à un congrès majeur de cardiologie."

Depuis ce jour, la compagnie (une filiale de Ciba-Geigy) n'a jamais donné un dollar de plus à l'ICM. Mais elle a dû modifier sa notice pharmacologique et y indiquer que le produit était sans effet après 12 heures.

Mathieu-Robert Sauvé


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