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Dans les marges de la littérature

Pierre Popovic étudie les écrivains marginaux.

Les écrivains marginaux ne représentent pas le seul sujet d'étude de Pierre Popovic. Intéressé par la sociologie de la littérature et la sociocritique des textes, M. Popovic travaille actuellement sur les représentations de la folie et du suicide au 19e siècle, sur le rire littéraire et sur le romantisme.

D'illustres artistes et écrivains ont de façons diverses côtoyé la folie ou en ont fait l'expérience. Il n'y a pas d'époque qui n'en offre quelques exemples: de la folie automutilatrice de Van Gogh aux excentricités de Lautréamont en passant par les ambiguïtés de Maupassant, notamment. Mais les grandes bibliothèques regorgent aussi de textes écrits par des auteurs qui ont imaginé des esthétiques ou des théories aberrantes. D'ailleurs, leurs contemporains les ont jugés renversants, absurdes ou incohérents. Résultat? Les "fous littéraires" ont été effacés de la mémoire collective.

"Pourtant, tous ces auteurs délaissés par l'histoire culturelle ont laissé des oeuvres recelant une mine de renseignements à la fois sur la littérature et la culture de leur époque et sur le discours social produit par celle-ci", estime Pierre Popovic, professeur agrégé au Département d'études françaises, qui mène depuis deux ans des recherches sur les marginalités littéraires du 19e siècle.

S'il aime s'aventurer dans la foule des auteurs oubliés, le chercheur ne poursuit pas pour autant le fil de la pensée de Montaigne, qui croyait que "les sages ont plus à apprendre des fols, que les fols des sages". M. Popovic s'intéresse aux "atypiques" et aux "irréguliers" de la littérature parce qu'il importe à la base de toute recherche en sciences humaines et en études littéraires de remettre en question les procédés de classement établis tant par les contemporains que par les histoires et les manuels.

"Un exercice ardu, avoue le professeur, car, pour se défaire d'un classement bien ancré dans les habitudes mentales et pour comprendre le principe qui fonde sa légitimité culturelle dans telle ou telle société, il faut le regarder sous différents angles. Rien de mieux pour y parvenir que de soumettre les textes marginalisés aux méthodes d'analyse les plus sophistiquées, d'abolir la frontière qui les sépare du corpus consacré, juste pour voir ce qui se passe si l'on procède ainsi", souligne-t-il.

Mais que signifie au juste l'expression "fou littéraire"? Une restriction essentielle caractérise l'appellation : "Le 'fou littéraire' est un écrivain qui a publié un ouvrage qui n'a jamais été vraiment reçu, répond Pierre Popovic. Sans disciple, l'auteur demeure inconnu ou devient la risée du public et de la critique", précise-t-il. Et pour cause. Certaines productions sont si fantaisistes et burlesques qu'on ne peut qu'en rire.

Quelques exemples de pur délire
Au beau milieu du 19e siècle, Paulin Gagne lutte pour percer sur la scène littéraire parisienne. Rien n'y fait. Il continue néanmoins à livrer à l'humanité "la clé des remèdes de tous les maux qu'elle a pu, pourrait et pourra connaître", soutient M. Popovic. Dans le journal L'Unité, dont il est le cofondateur, Paulin Gagne propose par exemple un projet qui, à son avis, mettra fin au problème de la famine dans le monde: "La philanthropophagie, faite par le sacrifice volontaire des hommes et des femmes se livrant en nourriture aux victimes de la faim, est un acte de la plus haute sagesse et de la plus sublime charité. Il sera facultatif à ceux qui ne voudraient pas mourir de se faire simplement couper les jambes et le bras le moins utile [...]", écrit cet auteur et avocat qui sera interné un temps à la maison de santé de Picpus et mourra pauvre et ignoré en 1876, à Paris.

Une autre des créations de cet écrivain curieux, marié avec une femme de lettres qui connut quelque succès dans le roman pour la jeunesse: L'unitéide ou la femme messie, poème en 12 chants et en 60 actes qui met entre autres en scène la déesse de la "carotticulture" (femme au pouvoir surnaturel qui, selon l'auteur, réglera les conflits de la guerre), illustre la gravité de sa pathologie mentale:

"Amour sacré de la carotte, / Conduis, soutiens nos bras vengeurs, / Liberté chérie en compote / Combats avec tes défenseurs. / Des peuples / fiers de leur victoire / Viens parfumer le pot-au-feu / Pour qu'ils puissent faire en tout lieu / Éclater la carotte en gloire."

"Cet extrait de la poésie de Paulin Gagne est typique de ce que ses contemporains appelèrent 'son délire', affirme le professeur. Mais il est remarquable que, lorsqu'il semble divaguer, Gagne le fasse toujours à partir de l'actualité la plus immédiate, à partir des thèmes, des avant-gardes, des théories à la mode." De l'avis de M. Popovic, à eux seuls les écrits de Gagne démontrent l'importance que prend progressivement la presse dans la constitution de l'imaginaire collectif et dans ses dérives.

Par ailleurs, Paulin Gagne a compris que le champ littéraire marche à l'originalité. "Il l'a tellement bien compris qu'il pousse cette logique de la distinction à la limite, faisant des déclarations politiques à l'emporte-pièce, devenant l'une des proies favorites des caricaturistes", relate le chercheur. Malgré l'échec total de sa carrière littéraire, ce pauvre diable réussit, si l'on peut s'exprimer ainsi, à tout le moins sur le plan social: le poète de L'unitéide est au coeur de la rumeur publique, à la une de tous les canards et des revues où fleurit "l'esprit parisien".

D'autres écrivains affichent des "monomanies" encore plus singulières. C'est le cas d'Alexandre-Vincent-Charles Berbiguier, pour qui les farfadets mènent le monde. Selon lui, d'infâmes petits monstres invisibles, qui prennent souvent la forme de puces, font tomber la grêle, rendent les femmes enceintes à leur insu, détruisent les récoltes, incitent à s'abandonner à d'impudiques désirs, entravent les facultés intellectuelles, etc. Rien ne leur est étranger. Le seul moyen de contrer leur méchanceté: le parfum du thym, plante favorable aux conjurations. "Berbiguier déraisonne avec allégories et aphorismes, constate le chercheur, mais sa logique n'est pas exempte de maux. Et puis, encore faut-il accepter ses idées saugrenues."

De la folie au génie
Alors que certains croient que l'art est une manifestation "supérieure" de l'esprit, d'autres ont tenté d'établir des rapports entre la folie et le génie. "Mais la ligne entre ce qui est ingénieux et absurde s'avère parfois difficile à tracer", note M. Popovic. Pour lui, Gagne et Berbiguier ne sont pas des "cas", et leurs textes disent quelque chose de très intéressant sur la société, les savoirs et la littérature de leur temps. C'est pourquoi il va également voir dans les essais et les traités des aliénistes et des médecins ce que ces "spécialistes" disent de tels écrivains: quelle surprise alors d'apercevoir Gagne pris comme exemple juste à côté de... Descartes ou de Pascal!

André Blavier, auteur du livre Les fous littéraires, publié aux Éditions Henri Veyrier, rapporte même qu'en 1760 Jean-François Dufour écrivait au sujet de Pascal: "C'était un savant du côté droit et il avait toujours idée de voir des abîmes épouvantables du côté gauche, ce qui a fait dire de lui qu'il était un grand homme d'un côté et à moitié fou de l'autre."

Quoi qu'il en soit, une chose est sûre: "Simples d'esprit, idiots, imbéciles, séniles et crétins n'écrivent guère. Il en va autrement des divers névrosés et psychosés", déclare M. Blavier. Dans son ouvrage, il schématise ainsi les comportements des malades: "Le névrosé se demande s'il n'est pas en train de devenir fou; le psychosé éprouve le besoin d'affirmer et de s'affirmer qu'il ne l'est pas; le dément est indifférent à une question qu'il ne se pose pas."

Mais pour Pierre Popovic, rien n'est aussi simple. En collaboration avec cinq autres chercheurs appartenant à cinq universités (UdeM, UQAM, McGill, Liège et Tours), il a fondé un groupe de recherche: le Module analytique des originaux nébuleux noéticiens allodoxiques (MADONNA), qui s'est donné pour objet d'étude les écrivains et les esthétiques déclassés, les avant-gardes qui ont échoué, les institutions marginales, les représentations des petits marginaux dans les oeuvres des grands littéraires, les utopistes et tout ce qui, aux 18e et 19e siècles, relève de l'illégitimité culturelle.

Ayant déjà à son actif un numéro de la revue Tangence paru sous le titre "Littérateurs atypiques et penseurs irréguliers", le groupe fera paraître chez Fides, dans le courant de cet automne, un collectif intitulé Formes et procédures de l'illégitimité culturelle. L'équipe du MADONNA organise également un congrès sur le thème "Les mots et les crimes" qui se tiendra, en relation directe avec le Colloque des jeunes chercheurs en sociocritique et en analyse du discours, au début du mois de novembre à l'Université McGill.

Toujours chez Fides, M. Popovic a publié l'automne dernier, en collaboration avec Michel Biron, Un livre dont vous êtes l'intellectuel où le lecteur est invité à naviguer parmi les grands penseurs de notre temps: Barthes, Picard, Bourdieu, Habermas, etc. Du type "livre dont vous êtes le héros", la quête du savoir s'associe à l'aventure, au rire et au jeu.

Pierre Popovic est assurément un universitaire qui s'amuse avec la littérature.

Dominique Nancy


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