FORUM - 3 AVRIL 2000L'éthique et le fric"De la naissance à la mort, la science prend le contrôle de nos vies", selon Mathieu-Robert Sauvé.
Si vous saviez qu'une femme était enceinte, qu'elle avait déjà huit enfants dont trois sourds, deux aveugles et un mentalement retardé, et qu'elle avait la syphilis, lui recommanderiez-vous l'avortement? 'Oui', dites-vous... Vous venez de tuer Beethoven!" Le journaliste Mathieu-Robert Sauvé n'est pas membre d'un groupe provie, mais l'avortement le préoccupe. L'auteur de L'éthique et le fric trouve dommage qu'on banalise un geste d'une telle portée. Il explique: "Depuis que l'interruption de la grossesse est libre et gratuite, on a cessé de réfléchir sur la question. Pourtant, l'avortement soulève toujours des interrogations énigmatiques. Par exemple, quand commence la vie?" À travers trois thèmes - la naissance, la vie et la mort -, l'essai aborde les grandes questions éthiques de l'heure: de la procréation médicalement assistée à l'euthanasie en passant par l'expérimentation chez l'humain. Le livre, le deuxième de la nouvelle collection scientifique Gestations, qui vient de paraître chez VLB éditeur, vise un but précis: stimuler les discussions et les débats publics sur les enjeux sociaux des sciences et des technologies biomédicales. Dans cette optique, Mathieu-Robert Sauvé brosse, dans un style journalistique, un tableau des débats philosophiques et des connaissances actuelles dans le domaine de la bioéthique. Il parvient ainsi à expliquer les principes des éthiciens et des scientifiques sans la lourdeur pédagogique qui caractérise souvent ce type de publication. Le regard critique, ironique à l'occasion, représente un autre des atouts de ce livre, qui compte près de 200 témoignages de spécialistes des États-Unis, de la France et du Québec. "C'est un ouvrage sans prétention d'une personne ordinaire qui s'interroge sur l'abolition de ses repères et sur le pouvoir des connaissances scientifiques", déclare modestement l'auteur. Tout au plus Mathieu-Robert Sauvé estime-t-il avoir traité, avec assez de profondeur, un éventail de sujets dans un seul et même livre. Ce qu'il ne dit pas, c'est que certains experts du milieu de l'édition sont particulièrement élogieux à son égard. En témoignent les propos de Raymond Lemieux, rédacteur en chef de la revue Québec Science. "Les éditeurs se font trop rarement proposer ce genre d'ouvrage, commente-t-il en faisant référence au ton, au style et à l'originalité de l'essai. Solidement documenté, le livre parvient à mieux faire comprendre les nombreux problèmes complexes reliés à la bioéthique. Il met en lumière, de façon judicieuse, tant les aspects sociaux et éthiques que les intérêts scientifiques et économiques." Le marché de la procréation
Dès cette époque, il songe à écrire un ouvrage sur l'éthique. "Le tour d'horizon effectué avec Le Québec à l'âge ingrat m'a fait réaliser qu'il y avait un vide sur le plan de la réflexion morale", raconte-t-il au cours d'une entrevue avec Forum. Ce n'est qu'en 1997, à la suite d'une rencontre avec le professeur Guy Durand, pionnier de la bioéthique au Québec, que le projet d'écriture démarre. Au bout de trois années passées à écrire le soir, après le travail et lorsque ses deux garçons sont couchés, Mathieu-Robert Sauvé termine son essai. L'ouvrage trouve aussitôt preneur chez VLB éditeur. Parmi les sujets qui touchent le début de la vie, l'essayiste s'intéresse notamment aux nouvelles techniques de reproduction. "De nos jours, la procréation médicalement assistée donne aux femmes qui n'ont pas une ovulation normale ou qui présentent certains problèmes tubaires d'excellentes chances de connaître une grossesse... à condition d'en avoir les moyens." C'est qu'il en coûte de 140$ à 175$ pour un échantillon de sperme et, grosso modo, 5000$ pour l'insémination d'un ovule, révèle le journaliste. De leur côté, les "donneurs", comme on les appelle dans les cliniques de fertilité, reçoivent environ 50$ par éjaculât et 2500$ pour l'ensemble des prélèvements au cours d'un cycle menstruel. Peut-on vraiment parler de "donneurs" quand ces personnes sont payées en retour de leur contribution? "Évidemment, [la terminologie] n'est qu'une mascarade, écrit Mathieu-Robert Sauvé. Dans les faits, il s'agit bel et bien d'un commerce." Selon lui, même le discours des cliniques de fertilité renvoie au jargon du monde des affaires. "On parle de concurrence, de forfaits, de clientèle et de marché..." L'auteur reconnaît l'utilité des cliniques de fertilité, mais il déplore les zones floues dans la commercialisation de la reproduction. Par exemple, le faible taux de succès (25%) des traitements contre l'infertilité comparativement à leurs coûts. "Ces coûts ne sont pas couverts par l'assurance-maladie, souligne l'auteur, car l'État considère l'infertilité au même titre que la chirurgie esthétique: elle fait partie des désagréments de la vie. Pourtant, l'Organisation mondiale de la santé la qualifie de maladie." "L'ère de l'éthique
cosmétique" D'autres sont moins chanceux. "En l'absence d'un système efficace de protection légale, la question qu'on peut légitimement se poser est celle-ci: peut-on faire confiance aux entreprises privées qui jouent avec la vie des gens?" s'interroge l'auteur. Les zones sombres sont nombreuses: l'empressement des entreprises à mettre sur le marché leurs pilules miracles, le manque de transparence des comités d'éthique de la recherche médicale, etc. Il émet notamment un doute quant à la composition de ces comités et aux suites découlant de leur approbation des protocoles. "Quand le comité d'éthique d'un grand hôpital approuve jusqu'à 25 projets de recherche en une seule réunion, on se demande comment les participants ont trouvé le temps de lire les dossiers. Cela fait en moyenne à peine sept minutes de discussion par projet. Inutile de dire qu'il est difficile d'entrer dans les subtilités en si peu de temps, surtout si l'on est 12 personnes autour d'une table..." écrit l'auteur. Il signale aussi une autre tendance: celle des comités d'éthique privés. "Une personne peut, en toute légalité, créer un comité d'éthique de la recherche portant son nom et dont la composition est à sa discrétion. Par exemple, le comité d'éthique Jean Tremblay inc. [...] Nous pouvons nous attendre que le taux de refus des protocoles ne soit pas très élevé. Tout contractuel cherche à voir ses contrats renouvelés. Il y a là une situation évidente de conflit d'intérêts." Sur le marché, on retrouve un parfum nommé "Éthique", des Fonds d'investissement éthiques, des entreprises qui se disent éthiques... "Il y a en ce moment une mode pour tout ce qui sonne 'éthique', mais cela a lieu au détriment de la vraie morale, clame Mathieu-Robert Sauvé. La publicité télévisée de Petro-Canada en est un bel exemple. N'est-ce pas un peu paradoxal qu'une société pétrolière affirme repecter l'environnement? C'est politiquement et économiquement payant d'adhérer au mouvement éthique!" Autre préoccupation: la démocratisation de l'éthique. Mathieu-Robert Sauvé estime que la professionnalisation est une erreur. À son avis, l'enseignement de la bioéthique dans les universités est nécessaire, mais c'est tout le monde qui doit faire sien ce sujet. "Il ne faut pas laisser les questions de bioéthique sous la responsabilité de quelques personnes qui ne détiennent finalement pas plus la vérité que les curés d'autrefois!" En tout cas, l'ouvrage démontre qu'il n'est nullement nécessaire de travailler en médecine ou d'être éthicien pour être interpellé par la bioéthique. Au chapitre de la mort figurent entre autres les problèmes reliés à la réanimation cardiorespiratoire, à l'euthanasie et au suicide assisté. Des sujets qui soulèvent des questions auxquelles même les scientifiques ont de la difficulté à répondre, constate le journaliste. "Qu'est-ce que la mort dans notre société? Un échec. Le cas de la réanimation est patent à cet égard. Lors d'un arrêt cardiorespiratoire, le protocole des ambulanciers est clair: on réanime coûte que coûte... sauf si le corps est en état de putréfaction avancée! Parfois, on va même contre la volonté des personnes. C'est important que le public soit renseigné à ce sujet." La mort est très présente dans nos vies, mais nous en avons perdu le sens, poursuit le journaliste. "Les salons funéraires ressemblent de plus en plus à des centres commerciaux et la visite des corps (qui sont maquillés pour avoir l'air vivants) dure à peine deux heures! La mort, plus que le sexe, est un sujet tabou dans notre société." Au point que les médicaments, qui aident à réduire la douleur, permettent souvent de prolonger la vie. À ce sujet, le journaliste déplore la surconsommation de psychotropes chez les personnes âgées. "L'allongement de la vie ne se fait pas toujours pour de bonnes raisons. L'industrie y trouve son profit." Parmi les nombreux livres traitant des sciences et des technologies biomédicales, L'éthique et le fric se distingue tant par ses multiples exemples et l'éventail des sujets abordés que par la clarté et l'accessibilité des propos. Alarmiste? Un peu. Mais l'auteur parvient à stimuler notre réflexion sur des questions fondamentales. Dominique Nancy
Mathieu-Robert Sauvé, L'éthique et le fric, Montréal, VLB éditeur, 2000, 331 pages, 24,95$.
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