FORUM - 6 MARS 2000 

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Quand les discours contestataires passent dans la bouche des élus

La récupération des mouvements sociaux servirait les intérêts de ces derniers.

Pierre Hamel

Louis Maheu

Jean-Guy Vaillancourt

Les gauchistes d'hier mettaient sans cesse leurs membres en garde contre la "récupération" de leurs idées par l'État. Pourtant, cette institutionnalisation du discours des gauchistes aurait servi leurs intérêts. Bien mieux, en tout cas, qu'en demeurant marginalisé.

C'est du moins l'opinion de trois sociologues de l'Université de Montréal qui ont étudié la question sous différents angles. Pierre Hamel, Louis Maheu et Jean-Guy Vaillancourt ont lancé le Groupe de recherche sur l'institutionnalisation des mouvements sociaux (GRIMS) et ils viennent de faire paraître un numéro spécial de Recherches sociographiques sur ce thème.

"Aujourd'hui, les acteurs sociaux ne veulent plus faire la révolution, dit Pierre Hamel, directeur du GRIMS; ils veulent provoquer le changement. Nous essayons de voir comment ils s'y prennent."

M. Hamel, qui est aussi urbaniste, prend l'exemple des groupes urbains qui revendiquaient dans les années 1970 une plus grande participation des citoyens à l'administration municipale. "Par exemple, la Corporation économique de développement communautaire voulait faire la lutte à la détérioration des conditions économiques, relate le professeur. Cela a eu beaucoup de succès: l'État a subventionné plusieurs projets de développement, ce qui a permis de créer des emplois. Mais ces initiatives ont été piégées par les exigences de l'État qui les finançait."

Cette démarche a tout de même contribué à forcer l'administration municipale à intégrer la consultation publique dans son mode de gestion. Dans un article qu'il signe dans la revue, M. Hamel conclut que "les innovations institutionnelles impulsées par la politique de consultation publique à Montréal ont poussé un cran plus loin la démarche de modernisation que l'administration municipale avait entreprise dans les années 1970. Dans une moindre mesure, elles ont contribué aussi à sa démocratisation".

Passage obligé
Pour Louis Maheu, qui a fondé le GRIMS juste avant d'être nommé doyen de la Faculté des études supérieures, l'ère de la contestation violente a cédé le pas à celle du partenariat, de la synergie et de la concertation entre les réformateurs et ceux qui détiennent le pouvoir. "Le temps où les travailleurs jetaient leurs machines par les fenêtres est révolu, dit le doyen, qui consacre toujours une partie de son temps à la recherche. Le rapport avec les institutions est un passage obligé."

Évidemment, il ne suffit pas de porter une idée réformatrice dans les officines du pouvoir pour qu'elle soit automatiquement appliquée par les nouveaux alliés. Le mouvement écologiste en sait quelque chose. Les grandes pétrolières n'ont pas cessé de polluer depuis que leurs campagnes publicitaires montrent des champs et des bois.

"Certains disent que le discours vert est de la poudre aux yeux, lance Jean-Guy Vaillancourt. Moi, je n'en suis pas certain. Il y a aujourd'hui des ressourceries, des centres éco-quartiers, et l'on compte quelque 700 groupes écologistes au Québec. Je ne dis pas que tout va bien, mais il me semble que l'institutionnalisation du mouvement vert a donné de bons résultats."

M. Vaillancourt, qui a dirigé la publication de deux ouvrages récents sur le sujet (La gestion écologique des déchets et Les sciences sociales de l'environnement, tous deux aux Presses de l'Université de Montréal), signale que le mouvement social ne doit pas nécessairement être petit et fractionné pour être "pur et dur". "C'est un mythe", dit le sociologue, qui n'hésite pas à se qualifier de militant.

Chose certaine, les grandes concentrations de contestataires d'autrefois (le mouvement national, les ouvriers, les coopératives) sont aujourd'hui remplacées par une constellation de groupes qui veulent leur part du gâteau. Ceux-ci doivent en quelque sorte choisir leur destinée: rester marginalisés ou être "récupérés".

Pour les trois sociologues, sans récupération, point de salut. "Être exclu ne mène à rien", résume Louis Maheu.

Les jeunes forment-ils un mouvement?
Si les chercheurs s'entendent globalement sur la définition d'un mouvement social (en bref, un ensemble d'individus qui mènent une "contestation soutenue et maintenue"), ils doivent admettre que les limites demeurent floues. Lorsqu'on demande si les jeunes du Québec forment un mouvement social, ils sont hésitants. "Ni oui ni non", répond M. Vaillancourt; "Non", pense M. Maheu; Pierre Hamel, lui, en appelle à d'autres études...

Selon les sociologues, la "jeunesse", comme le monde étudiant d'ailleurs, ne formerait pas un mouvement social au même titre que les mouvements coopératif, féministe ou communautaire parce qu'on n'est jeune que pendant quelques années. Ce caractère transitoire la priverait du statut de mouvement social. La tenue d'un sommet en son honneur ne changera pas les choses.

Mais les responsables soulignent que des chercheurs associés au GRIMS (notamment Solange Lefebvre, professeure à la Faculté de théologie) diffèrent d'opinion sur ce sujet, et c'est leur droit le plus strict.

"Nous ne voulons pas insinuer qu'il n'existe pas de tension entre les mouvements sociaux, ajoute M. Hamel. On n'a qu'à regarder ce que les différents groupes privilégient en ce qui concerne les surplus gouvernementaux: certains pensent qu'on devrait les utiliser pour rembourser la dette; d'autres, pour réduire les impôts; d'autres encore prétendent qu'on devrait les investir de façon prioritaire dans la santé."

De toute façon, la "cause", quelle qu'elle soit, passe inévitablement par l'institutionnalisation.

Mathieu-Robert Sauvé


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