FORUM - 21 FÉVRIER 2000

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Cité philo fait place aux jeunes

Cinq étudiants se sont rendus à Lille, en France, pour débattre des fondements et limites du libéralisme.

De gauche à droite: Marco Silvestro, André-J. Bélanger, Reynald Régnus, Annie Goupil, Benjamin Bélair et Nicolas Blouin

"Le libéralisme doit être réformé." Il aura fallu environ deux heures de discussion philosophique sur les fondements et limites du libéralisme pour en arriver à cette conclusion. Et les avis demeurent partagés quant à la nature des changements!

Ce débat, auquel ont participé une dizaine d'étudiants de l'Université de Montréal et de l'Institut d'études politiques (IEP) de Lille II, en France, s'est déroulé le 17 novembre dernier dans le cadre du prestigieux événement Cité philo.

La 3e Semaine européenne de la philoso-phie avait invité de grands penseurs, notamment l'écrivain français Albert Memmi; Jacques Derrida, professeur à l'École des hautes études en sciences sociales; et Roger-Pol Droit, chercheur au Centre national de la recherche scientifique.

Avec l'objectif de transmettre et de renouveler ce mode d'exercice de la pensée, cette 3e Cité philo a également fait place aux jeunes philosophes. Forum a rencontré quatre des cinq étudiants de l'UdeM qui se sont rendus à Lille, ainsi que le responsable de l'atelier-débat auquel ont pris part les émules d'Aristote, de Descartes et de Nietzsche.

"Cette activité est une initiative de l'IEP et du Département de science politique, a indiqué le professeur André-J. Bélanger, qui enseigne depuis 1973 à ce département. Il est possible que l'expérience soit reprise l'année prochaine, mais nous aimerions que les étudiants de l'IEP puissent eux aussi profiter pleinement de l'échange en venant au Québec."

Près de 900 des 2500 étudiants étrangers inscrits à l'UdeM proviennent d'Europe. Ceux-ci sont très appréciés, dit-on, pour leur esprit critique et structuré. C'est d'ailleurs en raison de leur réputation de "bons orateurs" que les étudiants de la délégation québécoise appréhendaient quelque peu la rencontre.

Le choc des cultures
"Imaginez, nous étions cinq p'tits Québécois qui osaient débattre d'une question philosophique avec des Français! Et devant une salle comble en plus! Je ne sais pas pour les autres, mais moi, j'étais stressé", a avoué Benjamin Bélair, étudiant au baccalauréat en philosophie. Il porte bien son nom: c'est lui le plus jeune du groupe.

Mais la fébrilité n'attend pas le nombre des années. En témoigne l'aîné, Marco Silvestro, étudiant au deuxième cycle en sociologie. "C'est en grande partie une question d'attitude, estime-t-il. Les Français projettent une certaine assurance qui, bien que pas toujours fondée, impressionne." En France, poursuit-il, même les garçons de café font de l'esprit. Ils ne se gênent d'ailleurs pas pour t'envoyer... philosopher ailleurs! Cela dit, les Français se sont montrés d'une grande courtoisie et des amitiés se sont même nouées entre les étudiants de l'IEP et ceux de l'UdeM.

Malgré leur apparente facilité d'élocution, les Français auraient moins d'assises théoriques que les Québécois. "Au Québec, on favorise davantage le contact avec les livres, explique M. Bélanger. On laisse ainsi à l'étudiant le soin de former sa propre pensée. Mais la vue d'ensemble est parfois plus difficile à réaliser, car, pour penser par soi-même, il faut le sens critique et la connaissance."

Quelle perception ont les Français des Québécois? "Nous sommes perçus comme des Américains qui parlent français, répond Nicolas Blouin, étudiant à la maîtrise en sciences économiques. Cette perception semble provenir autant de notre approche sur le plan de l'organisation des idées que de notre culture universitaire."

Benjamin, Marco, Reynald, Nicolas et Annie (cette dernière était absente au moment de la rencontre avec Forum) ont pleinement pris conscience de ces différences culturelles au cours du débat à l'IEP. "Nous nous intéressions davantage aux causes du libéralisme, alors que nos interlocuteurs tentaient plus d'en analyser les conséquences, observe Reynald Régnus, étudiant au Département de philosophie. C'est enrichissant de voir comment les Européens envisagent les idées libérales. Pour eux, le libéralisme est presque un terme péjoratif."

Mais ce sont les différences dans la relation avec le maître qui ont frappé le plus les étudiants. Marco Silvestro raconte: "Là-bas, seul le professeur détient la vérité. Imaginez le choc qu'ils ont eu quand André-J [c'est ainsi que les jeunes appellent M. Bélanger] a dit au cours de son allocution: 'On a tous droit à l'erreur.'" Les quelques murmures dans l'assistance à cet instant, se rappelle-t-on, laissent croire que plus d'un Français a été surpris par les propos du professeur.

M. Bélanger se rendra à l'IEP en mars pour y donner un cours. Outre son ouverture d'esprit, ce sont ses qualités de pédagogue et son engagement auprès des jeunes (voir l'encadré) qui lui valent des éloges de la part des étudiants. Mais les compliments ne lui montent pas à la tête. "Pas plus que le vin d'ailleurs", a lancé à la blague l'un d'eux.

Les grands penseurs explorent Pigalle
C'est à la suite d'un appel public fait par le Département de science politique que les cinq étudiants ont soumis leur candidature. "Il fallait fournir un bulletin officiel de nos résultats scolaires, une lettre de présentation et un curriculum vitae, indique Nicolas Blouin. Le concours était ouvert à tous les étudiants de l'Université, mais le cours 'Idées politiques' était un préalable."

Grâce au soutien financier de l'Office franco-québécois pour la jeunesse, qui a payé une partie des frais d'hébergement et de transport, les étudiants ont pu entreprendre leur voyage. L'itinéraire des voyageurs? Cinq jours à Lille et trois dans la cité parisienne, à Pigalle plus précisément.

Ils ont donc remisé leur identité de grands penseurs pour sillonner de long en large, à la manière des grands explorateurs, ce "haut lieu de connaissance". Nul besoin d'être plus précis! "Il faut bien qu'on vive des choses en voyage si l'on veut avoir des histoires amusantes à raconter", a laissé entendre l'un d'entre eux.

Dominique Nancy



La Société des philosophes disparus

Comme dans Le banquet, de Platon, c'est autour d'une table garnie de salades, saucissons, fromages et vins que la bande (une dizaine de jeunes âgés de 22 à 27 ans) se rassemble pour philosopher jusqu'à plus soif.

"Mais on ne badine pas avec la philo, mentionne leur chef, André-J. Bélanger, professeur au Département de science politique. Les propos doivent être structurés et justifiés." Durant ces échanges, il est d'ailleurs fréquent que quelqu'un demande: "À quelle page as-tu lu ça?"

Autre règle: on traite d'un seul ouvrage à la fois. "De cette façon, personne n'accapare une information dont les autres ne disposent pas, explique M. Bélanger. Tous peuvent cependant faire référence à des livres lus au cours de rencontres antérieures." Ce n'est pas de la philosophie de café, ajoute Marco Silvestro, étudiant au deuxième cycle en sociologie. Il s'agit plutôt d'un exercice qui porte sur les fondements et la logique d'un auteur, précise-t-il.

Un vendredi toutes les six semaines, été comme hiver, la bande se rencontre donc à l'appartement d'un des membres. La semaine dernière, ils ont échangé des arguments sur la Critique de la raison pure, de Kant. "Cette fois, c'était un peu différent. Disons que j'ai été un peu plus systématique dans mes exigences, déclare M. Bélanger. D'habitude, les discussions sont plus libres."

Le professeur définit son rôle comme étant celui d'un animateur. "On ne modère pas les passions, on les anime", dit-il. À l'occasion, il lui arrive toutefois de devoir modérer la consommation d'alcool. Mais les jeunes ne perçoivent pas cela négativement. Pour eux, l'étude de la philosophie se conjugue avant tout avec la notion de plaisir et de rapport au concret. "La philosophie aiguise le sens critique, estime Benjamin Bélair, étudiant au baccalauréat en philosophie. Elle nous permet, par exemple, de mieux nous situer par rapport aux problèmes politiques et éthiques actuels."

D'où vient l'idée de ces rencontres sans cérémonie? C'était il y a deux ans, répond Nicolas Blouin, étudiant à la maîtrise en sciences économiques. "À l'origine, ce sont deux étudiants du Département de science politique qui ont manifesté leur désir de prolonger le cours 'Idées politiques' donné par André-J." Une tâche dont le professeur s'acquitte avec plaisir et tant de talent que des étudiants d'autres départements se joignent à la bande pour approfondir leurs connaissances en philosophie.

Puis, avec le temps, la nourriture et le vin ont été ajoutés au menu. De ce côté, il y a eu beaucoup d'améliorations, commente en plaisantant le professeur Bélanger. Aujourd'hui, il n'est pas rare, heureusement, que quelqu'un apporte un saint-émilion ou un chinon. On raconte aussi que certains y auraient même appris à déboucher une bouteille de vin et à faire du café!

D.N.


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