À défaut de marsupiaux, François-Joseph Lapointe conserve quelques espèces exotiques dans son laboratoire, dont cette musaraigne arboricole de Bornéo. |
On dénombre plus de 300 espèces de marsupiaux dans
le monde. Curieusement, alors que ces espèces occupent
toutes les niches écologiques des mammifères, on
ne les retrouve que dans deux régions: en Amérique
du Sud et sur les terres de la plaque australienne (l'Australasie).
L'une des seules exceptions: un genre d'opossum présent
en Amérique du Nord.
La classification de ces espèces, à partir de repères anatomiques comme la forme des pieds, les os crâniens et la dentition, fait ressortir deux grands groupes de marsupiaux répartis selon un clivage géographique: les familles présentes en Amérique du Sud sont absentes de l'Australie et celles présentes en Australie sont absentes de l'Amérique du Sud.
En cherchant la cause d'une telle distribution disjointe, François-Joseph Lapointe, professeur au Département de sciences biologiques, a voulu tester cette classification traditionnelle en la soumettant au test de l'ADN.
Un mouton noir
Avec deux autres chercheurs de l'Université du Wisconsin
et de l'Université de Californie, le professeur Lapointe
a procédé à la comparaison du code génétique
de 100 espèces de marsupiaux par hybridation d'ADN.
La reconstruction de la phylogenèse à partir des résultats obtenus confirme l'existence des deux grands groupes de marsupiaux ainsi que la classification générale des espèces. Toutes les espèces semblent avoir été correctement classées, sauf une: le "monito del monte" (Dromiciops gliroides). Ce petit marsupial classé parmi les familles d'Amérique du Sud apparaît comme un mouton noir dans cette classification.
"Le 'monito del monte' vit en Amérique du Sud, mais est génétiquement apparenté aux espèces australiennes, observe le professeur. Ses caractéristiques anatomiques le rapprochent également des espèces australiennes et cette découverte a d'ailleurs été confirmée plus récemment par d'autres équipes utilisant le séquençage d'ADN."
À la lumière de la comparaison des codes génétiques, l'emplacement qu'occupe cette espèce dans l'arbre des marsupiaux montre qu'elle n'a pas pu apparaître en Amérique du Sud. Il s'agit d'une espèce récente de la radiation australienne et qui aurait donc migré vers l'Amérique du Sud.
Jusqu'ici, l'explication de la dispersion des marsupiaux ne considérait qu'un seul mouvement de migration, allant de l'Amérique du Sud vers l'Australie.
Deux fois la cagnotte!
Pour comprendre ce qui a pu se passer, il faut remonter 115 millions
d'années en arrière, soit à l'époque
où les marsupiaux seraient apparus en se séparant
d'un ancêtre commun qu'ils partagent avec les mammifères
placentaires.
Selon les plus anciens fossiles retrouvés, cette apparition aurait eu lieu dans ce qui est aujourd'hui l'Amérique du Nord et qui était relié à l'Amérique du Sud, à l'Antarctique, à l'Australie et à l'Inde, mais déjà détaché de l'autre partie de la Pangée, qui allait devenir l'Europe, l'Afrique et l'Asie. L'arrivée plus tardive des mammifères placentaires aurait provoqué un exode des marsupiaux vers le sud, où ils n'avaient pas de compétiteurs et d'où ils ont pu gagner l'Australie en passant par l'Antarctique.
"Dans le scénario habituel, l'atteinte de l'Australie est considérée comme un gain à la loterie tellement les chances de franchir le lien composé d'archipels étaient minces, souligne François-Joseph Lapointe. Mais si une espèce a pu franchir deux fois ce passage et en sens inverse, on ne peut plus parler de loterie. Le passage devait être plus facile à franchir qu'on le croit généralement."
De plus, pour que le "monito del monte" ait pu migrer de l'Australie vers l'Amérique du Sud, il faut que ce passage ait été maintenu ouvert beaucoup plus longtemps que ce qu'affirme un scénario voulant que la brisure du lien se soit produite il y a 100 millions d'années. Le professeur Lapointe est plutôt d'avis que le passage a dû subsister pendant 40 ou même 50 millions d'années de plus.
Cette hypothèse est appuyée par des découvertes récentes de paléontologues tendant à montrer que le passage s'est maintenu jusqu'à il y a 38 millions d'années.
La publication des résultats de ces travaux semble avoir convaincu la communauté scientifique, qui utilise de plus en plus la nouvelle classification des marsupiaux proposée par François-Joseph Lapointe et ses collègues. Pour le professeur, il s'agit là d'une éloquente démonstration de l'apport que peut avoir la biologie moléculaire à la classification des espèces.
On peut même parler de l'apport de la biologie moléculaire à la tectonique des plaques.
Daniel Baril