Jules Auger a parcouru de nombreuses archives durant quatre ans pour mettre la main sur les plans des maisons présentées dans Mémoire de bâtisseurs du Québec. |
Le 26 mai 1987. Deux pompiers, Jean-Pierre Longpré et Pierre Létourneau, périssent et trois autres sont blessés en combattant l'incendie qui ravage l'église unitarienne de Montréal, rue Sherbrooke. Dans son rapport sur les circonstances de l'accident, le coroner affirme que les victimes ne connaissaient pas suffisamment l'édifice où ils se sont aventurés lorsqu'une partie du mur s'est effondrée.
Dès cette année-là, l'architecte Jules Auger, professeur à la Faculté de l'aménagement, a été approché par la Ville de Montréal et la Commission de la santé et de la sécurité du travail pour renseigner les pompiers sur les risques qu'ils courent dans l'exercice de leur métier. "Je m'intéresse depuis longtemps aux vieux bâtiments, dit M. Auger. J'avais donc de la documentation sur les structures, les fondations, les propriétés des matériaux, etc. J'ai créé un cours sur mesure pour les chefs des services d'incendie, qui ont ensuite assuré la formation auprès de leur personnel."
Même si l'essentiel de la formation a porté sur les bâtiments du 19e siècle, les cours de M. Auger ont couvert une dizaine de styles architecturaux, du Vieux Séminaire de Montréal, construit en 1723, aux immeubles résidentiels plus récents qu'on trouve dans tous les quartiers de la ville.
Les pompiers de Montréal n'ont plus jamais été les mêmes. Durant les incendies, ils peuvent mieux prévoir quel mur risque de s'affaisser, à quelle vitesse certains matériaux se consument et même quelle direction les flammes peuvent emprunter. Même durant la crise du verglas de janvier 1997, cette expertise a été utile pour des opérations de déglaçage.
"À la suite de cette expérience, j'ai réalisé que les pompiers de Montréal n'étaient pas les seuls à mal connaître les bâtiments à risque. J'ai donc eu l'idée de faire l'exercice dans plusieurs villes du Québec", dit Jules Auger.
Il vient de publier aux Éditions du Méridien le fruit de son travail: Mémoire de bâtisseurs du Québec. Un ouvrage qui fait une large place à l'art et à l'histoire, tout en étant très utile aux services d'incendie. Les illustrations, part importante du livre grand format, sont l'oeuvre de Nicholas Roquet. Entre le premier croquis et la publication, le jeune homme est passé d'étudiant à architecte.
Chaque dessin a nécessité de trois à quatre semaines de travail. La démarche privilégiée, l'axonométrie, constitue la meilleure approche de vulgarisation de l'architecture. "Pas besoin d'être un professionnel pour lire un dessin comme celui-là, signale l'architecte. On y voit en un coup d'oeil le style architectural, le caractère du bâtiment, les méthodes de construction, les fondations, les revêtements, etc."
À moins d'être devant un bâtiment à demi ravagé par le feu, impossible d'apercevoir autant d'éléments d'information en un coup d'oeil!
Tour du Québec
Mémoire de bâtisseurs
du Québec montre donc des exemples
de bâtiments à Montréal ou à Québec
mais aussi à Trois-Rivières, Chicoutimi, Sorel,
Rimouski, Matane, etc. "Dans chacune des 15 villes où
je me suis présenté durant une année sabbatique
en 1996, le chef des pompiers m'a indiqué le ou les bâtiments
qui posaient un problème à son équipe. J'ai
fait une sélection et j'ai retenu une trentaine de cas."
Les 33 bâtiments choisis sont d'abord présentés sous leur aspect historique. La maison Blanchette, par exemple, dans le parc Forillon, a longtemps été un poste de pêche important en Gaspésie avant d'être convertie en musée par le service canadien des parcs. Entièrement construite en bois, à l'exception de la fondation en "moellons avec fruit" (épaisseur d'un mur qui diminue à mesure qu'on l'élève), cette maison est représentative des constructions aux 18e et 19e siècles.
Cette présentation peut certainement plaire aux pompiers, mais elle est principalement destinée aux amateurs d'histoire, reconnaît l'architecte. Ce n'est qu'en tournant la page que le lecteur intéressé trouve les "conditions à évaluer en cas d'incendie".
Si la maison Blanchette brûle, le défi sera principalement de limiter les dégâts, car le brasier risque de s'étendre au voisinage. L'auteur ajoute que l'étoupe imprégnée de goudron et de gomme de pin, utilisée autrefois comme isolant, constitue un danger lorsqu'elle brûle. Les gaz émis "peuvent provoquer des explosions et compromettre la sécurité des pompiers en service", est-il indiqué.
Le patrimoine... de 1985
Selon Jules Auger, la connaissance des bâtiments est un
impératif pour tout pompier et l'aide d'un spécialiste
de l'architecture patrimoniale va de soi. Mais les anciens trouveraient
la chose surprenante. "Autrefois, les pompiers volontaires
étaient des charpentiers à la retraite ou des artisans
pour qui les habitations n'avaient pas de secret. De nos jours,
les pompiers reçoivent une formation uniforme où
un seul cours, très rudimentaire, porte sur la 'construction'."
De plus, pour des raisons sociales, les services de lutte contre les incendies connaissent actuellement un changement de garde. Les plus âgés prennent leur retraite en amenant avec eux une précieuse connaissance des bâtiments du patrimoine.
Le très beau livre fait donc un survol des types de constructions en usage depuis le Régime français. Mais on n'y retrouve pas que des églises et des musées. Il inclut aussi, plus près de nous, le "bâtiment multifamilial des années 1980" construit avec des matériaux moins coûteux et plus performants: contreplaqué, aggloméré, panneaux de placoplâtre, isolants industriels...
"La notion de patrimoine a changé, reconnaît M. Auger. Les bâtiments qui ont du caractère, ça n'a pas d'âge. Quand le feu ravage un beau triplex, c'est une perte pour la collectivité."
Mathieu-Robert Sauvé
Jules Auger et Nicholas Roquet, Mémoire de bâtisseurs du Québec, Montréal, Éditions du Méridien, 155 pages, 49,95$.