Ghyslaine Guertin a longtemps hésité
entre le piano et la philosophie. Elle a concilié les deux en devenant une experte de l'esthétisme chez Glenn Gould. |
Comme Elvis Presley, qui vivrait toujours sur une île imaginée par ses fans, le plus célèbre Torontois de l'histoire, Glenn Gould, fait l'objet d'une vive vénération chez ses plus fervents admirateurs, les Japonais. "Ils en sont fous, lance la philosophe et musicologue Ghyslaine Guertin. Lorsque je suis allée au Japon en 1990, j'ai pu le constater de mes yeux: Glenn Gould était partout."
Pour les Japonais, le pianiste canadien n'est rien de moins que le plus grand interprète du 20e siècle. Universitaires, libraires, disquaires lui réservent, 17 ans après sa mort, une place de choix. C'est pourquoi les travaux de Mme Guertin (Glenn Gould Pluriel, actes d'un colloque tenu en 1988; Lettres et Glenn Gould Letters; et bientôt La série Schoenberg) sont traduits en japonais et distribués au pays du Soleil levant.
Mais comment devient-on une "gouldienne" reconnue à l'autre bout du monde? Tout commence au début des années 1980, lorsque Mme Guertin cherche un sujet pour sa thèse au Département de philosophie. Le poète Jacques Brault l'encourage à concilier sa passion musicale (Mme Guertin a renoncé à une carrière de pianiste après 17 ans d'études) et ses intérêts philosophiques. S'impose alors à elle l'idée d'un doctorat sur Glenn Gould. Son sujet: l'esthétisme musical dans ses interprétations et la réception critique de ses prestations. Elle communique alors avec le pianiste. Il lui répond que son sujet est passionnant et il l'encourage à continuer. Le doctorat interdisciplinaire dirigé par Pierre Gravel, du Département de philosophie, sera codirigé par Jean-Jacques Nattiez, de la Faculté de musique.
Le jour même où elle dépose sa thèse, on annonce le décès de Glenn Gould.
Ce recueil de lettres de Gould, fruit des recherches de Ghyslaine Guertin, a été traduit en japonais. Le recteur Lacroix en a apporté une caisse au Japon... |
Gould épistolier
Depuis, les activités de recherche de Ghyslaine Guertin,
qui enseigne la philosophie au cégep Édouard-Montpetit
et la musique à l'Université de Montréal,
se concentrent sur le plus célèbre interprète
des Variations Goldberg. Elle n'a pas manqué de
matière. Ayant été l'une des premières
universitaires à s'intéresser à Glenn Gould,
Mme Guertin a été autorisée par la Bibliothèque
nationale du Canada à étudier l'abondante correspondance
du pianiste, bien avant que le grand public y ait accès.
"J'y ai trouvé des trésors", dit-elle.
Dans son appartement torontois, Gould gardait tout. Il faisait même des copies carbone des lettres qu'il envoyait lorsqu'il répondait à ses admirateurs. Parmi les 2000 lettres retrouvées pêle-mêle chez lui, un bon nombre allaient permettre de mieux cerner la personnalité énigmatique du musicien. Et ses propos sur la musique sont d'une grande valeur. "J'y ai découvert un Gould épistolier. Il ne livre pas nécessairement son intimité. Il demeure retenu. Mais sa correspondance est en quelque sorte le fondement de son interprétation. Je l'ai appelée son "atelier de fabrication du sens"."
De Gould épistolier, Ghyslaine Guertin a tiré deux livres parus en 1992: l'un (chez Christian Bourgois éditeur) s'adresse à une clientèle spécialisée et l'autre (chez Oxford University Press) vise un large public. L'édition japonaise de la correspondance de Gould, qui vient de paraître traduite par Junichi Miyazawa, emprunte aux deux ouvrages et compte une dizaine de lettres inédites.
Le recteur de l'Université de Montréal, Robert Lacroix, lui-même un admirateur de Glenn Gould, a emporté avec lui des exemplaires de cette édition pour le voyage qu'il effectue actuellement en Asie. Il compte les offrir à ses hôtes pour les remercier de leur hospitalité.
Gould et le Japon: intérêt
mutuel
"Je crois savoir pourquoi Glenn Gould a autant de succès
chez les Japonais, avance Mme Guertin. Il y a d'abord la virtuosité
de Gould que tous reconnaissent. Son talent pour le contrepoint,
ce pointillisme qui rend chaque note parfaitement audible dans
ses enregistrements, plaît beaucoup aux Japonais."
On dit aussi, en boutade, que Glenn Gould et les Japonais ont en commun la passion de la haute technologie. On sait que Gould a renoncé aux concerts afin de se concentrer exclusivement sur les enregistrements en studio, qu'il peaufinait avec une minutie quasi obsessive.
D'autres atomes crochus, plus sérieux, existent. L'attachement de Gould à la nature par exemple (il léguera par testament une partie de ses avoirs à la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux) et l'ascétisme du pianiste. Un ascétisme qu'on peut presque qualifier d'"oriental".
L'un des livres de chevet de Gould, The Tree Corner World, de Natsume Soseki, père de la littérature japonaise contemporaine, traite d'un artiste qui se retire subitement de la vie publique pour se concentrer sur son art. Cette histoire est peut-être à l'origine du retrait de Gould lui-même dans son monde. Dès 1954, il décide qu'il ne montera plus jamais dans un avion. Son univers physique se limitera progressivement à quelques rues de son quartier; et il continuera de communiquer avec ses concitoyens par sa musique et ses travaux radiophoniques.
L'étude de la correspondance de l'artiste a permis à Ghyslaine Guertin de mesurer l'admiration de Gould pour Arnold Schoenberg. "Ce compositeur est au centre de sa pensée, dit Mme Guertin. Dans ses lettres, on trouve déjà des brouillons de scénarios pour une série radiophonique qu'il voulait lui consacrer. Ce document historique, diffusé en 1974, nous en apprend beaucoup sur Gould."
Pendant trois ans, Mme Guertin s'est appliquée à transcrire et à adapter en édition critique ce document, qui comprend un dialogue avec un autre admirateur de Schoenberg, le compositeur John Cage. L'ouvrage vient de paraître en français (Christian Bourgois éditeur) et a été chaleureusement accueilli par le critique musical du Devoir, François Tousignant. "Quel bonheur de tenir un tel ouvrage entre les mains", s'exclame-t-il. La série Schoenberg de Gould est légendaire parmi les amateurs de musique, rappelle M. Tousignant. Il était temps qu'on puisse enfin partager l'enthousiasme de Gould pour "l'un des plus grands compositeurs de la tradition occidentale".
Mathieu-Robert Sauvé