La démographe Céline Le Bourdais (à gauche) et Nicole Marcil-Gratton sont deux des auteurs des Familles canadiennes à l'approche de l'an 2000, qui vient de paraître sous la direction d'Yves Péron. |
Au Canada, près des deux tiers des enfants issus d'unions libres connaissent la rupture de leurs parents avant l'âge de 10 ans. Faut-il crier à la catastrophe? "Certains disent que la séparation des parents ne provoque rien de grave chez les enfants. D'autres prétendent le contraire. Nous allons suivre les enfants nés depuis les dernières années afin d'analyser sérieusement le phénomène."
La démographe Nicole Marcil-Gratton présente ainsi les travaux qu'elle mènera dans le cadre de l'Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes. Cette base de données, constituée par Statistique Canada et commanditée par Développement des ressources humaines Canada, comprend dans son échantillon initial les 22 786 enfants canadiens âgés de 0 à 11 ans et sera reprise tous les deux ans. Cette enquête permettra notamment d'estimer la proportion d'enfants qui vivent dans des familles recomposées, ce que ne révèlent pas les recensements de la population.
On peut présager que la proportion de familles reconstituées sera élevée. L'enquête initiale indique que, parmi les enfants nés en 1983 et 1984 qui ont connu la séparation de leurs parents, 60% ont vécu une recomposition familiale. Certains ont même connu avant l'âge de 8 ans une double recomposition, c'est-à-dire que leurs parents biologiques ont connu deux ruptures successives.
En tout cas, n'en déplaise aux progressistes, le mariage apparaît comme un solide rempart contre la séparation. La proportion d'enfants qui voient leurs parents se séparer avant leur 10e anniversaire tombe à 13,6% dans les familles où les couples sont mariés. C'est cinq fois moins que chez les enfants issus d'unions libres (63,1%)...
Maman, papa ou les deux?
Le portrait de la famille canadienne des années 2000 comporte
donc une très longue légende. De gauche à
droite, il y a un père, une mère, la blonde du père,
un beau-père, un père social, un grand-père
biologique, un grand-père d'adoption, une grand-mère,
les demi-frères et demi-soeurs... Et les cliniques de fertilité
ne viennent pas simplifier les choses avec les donneurs anonymes
de sperme ou d'ovule, les mères porteuses, etc.
Lorsque le gouvernement canadien a décidé d'en savoir plus sur le cheminement de la famille canadienne, il était normal qu'il fasse appel à Mme Marcil-Gratton. Depuis plus de 20 ans, la démographe s'intéresse à la famille en partant du point de vue des enfants. Elle insiste sur le fait qu'il s'agit d'une histoire à suivre.
"Il ne suffit pas de savoir que plus d'enfants naissent aujourd'hui de parents non mariés, que ces familles risquent d'être plus fragiles, que l'instabilité des parents entraîne pour les enfants un risque accru de modifications importantes, affirme-t-elle. Il faut chercher si ces tendances sont là pour rester, déterminer comment on peut les associer au bien-être socioéconomique des familles, désigner leurs conséquences néfastes particulières sur le développement des familles, enfin voir si des mesures préventives peuvent être envisagées."
En d'autres termes, la démographie peut servir la cause des enfants si l'État s'en inspire pour élaborer des politiques familiales. On veut éviter des erreurs de parcours telles la "taxe à la réconciliation", qui pénalisait jusqu'à récemment le retour du père dans une famille à faible revenu.
Cinq ans de travail
Si Mme Marcil-Gratton est une pionnière quant au point
de vue des enfants en démographie, sa collègue Céline
Le Bourdais, professeure chercheuse à l'Institut national
de la recherche scientifique et professeure associée au
Département de démographie, est parmi les premières
à s'être interrogée sur le parcours des hommes
dans tout ce branle-bas.
"Quand les parents se séparent, 80% des enfants demeurent avec leur mère. Qu'advient-il des pères? Gardent-ils des contacts avec les enfants? De quelle nature? Comment les y encourager? Faut-il promouvoir la garde partagée, la médiation? Toutes ces questions m'intéressent et ont fait l'objet de publications au cours des dernières années."
Les pères se sentent une responsabilité envers les enfants d'une première union, mais ils tentent également de jouer le rôle de père substitut dans la famille reconstituée. "La démographie peut certainement nous aider à y voir plus clair", dit Mme Le Bourdais.
Avec des collègues de l'Université de Montréal (Évelyne Lapierre-Adamcyk, Yves Péron et Nicole Marcil-Gratton) et d'autres établissements (Hélène Desrosiers, Heather Juby et Joël Mongeau), Céline Le Bourdais a participé à la rédaction d'un ouvrage qui vient de paraître chez l'Éditeur officiel du Canada: Les familles canadiennes à l'approche de l'an 2000 (Statistique Canada). Elle a notamment retracé le cheminement des adultes qui ont vécu en couple avant de revenir temporairement chez leurs parents. Dans les recensements, ces personnes sont simplement classées parmi les enfants même si elles ont 35 ou 40 ans.
Mais le fait saillant reste la croissance sans précédent des familles reconstituées. "Une femme sur trois connaîtra la monoparentalité au moins une fois au cours de sa vie et une femme sur six vivra en famille recomposée, si les tendances observées chez les répondantes âgées de 18 à 65 ans se maintiennent dans l'avenir", peut-on lire.
"La tendance s'est maintenue, je peux vous le dire", lance Mme Le Bourdais. C'est ce qu'ont révélé ses recherches utilisant des données plus récentes.
Mathieu-Robert Sauvé