Cédric Boddington, étudiant au deuxième cycle en communication, montre quelques-uns de ses tatouages. Au fil des ans, 11 dessins se sont inscrits un peu partout sur son corps. |
"L'homme blanc écrit son nom sur le papier, le mien est inscrit sur mon front", aurait dit un chef maori de Nouvelle-Zélande, Toupe-Koupa, au cours d'un séjour en Angleterre. Cette anecdote a suffi à décider Cédric Boddington, étudiant en communication, de consacrer son mémoire de maîtrise au phénomène du tatouage, en plein essor à Montréal.
"Je cherche entre autres à savoir pourquoi cette pratique, exercée il y a plus de 4000 ans par les Égyptiens, a cours encore aujourd'hui", déclare-t-il. Pourtant, lui-même peut difficilement expliquer les motivations à l'origine des 11 tatouages imprimés sur sa peau.
Le jeune chercheur a tout de même quelques hypothèses. "C'est une façon de s'embellir", mentionne l'étudiant d'origine écossaise. Cette opinion est partagée par Keith Stewart, propriétaire du commerce Tatouage artistique, rue Ontario. "Le tatouage, tel un bijou, permet de décorer son corps. L'avantage avec un bijou permanent est qu'on ne risque pas de le perdre ou de se le faire voler", observe cet ancien pompier dont les bras, le dos et le torse sont recouverts d'images colorées d'encre.
Une marque qui démarque
Selon Cédric Boddington, l'accroissement de sa manifestation
dans la société actuelle pourrait aussi exprimer,
inconsciemment ou non, une envie de s'affirmer, voire un besoin
de se singulariser. "Dans un monde où sont massivement
diffusés des modèles de réussite et de beauté,
explique-t-il, l'individu perd en quelque sorte son unicité
en cherchant trop à leur ressembler. Le tatoué,
lui, se démarque en exhibant un tel signe de distinction."
Pour appuyer ses dires, il précise que le tatouage comme le perçage et la scarification (incision, en relief ou en creux, dans l'épiderme) permettent aux civilisations analphabètes de distinguer l'homme de l'animal. "Chez les Makondés du Mozambique, relate-t-il, les hommes n'ayant pas les incisions tribales sont comparés à des singes. Résultat: les femmes n'en veulent pas pour époux."
Le marquage constitue pour eux un rituel indissociable de la dimension sociale mais relève aussi de l'esthétique et de l'érotisme. Pour certains, les lèvres non tatouées sont jugées laides alors que, pour d'autres, la coutume oblige la jeune fille à demeurer vierge tant que ses jambes ne sont pas complètement ornées de scarifications.
Le tatouage joue ainsi un rôle important dans l'intégration à certaines communautés. Il est signe de reconnaissance et, somme toute, d'appartenance à un groupe. "Chez les peuples qualifiés d'"indigènes", celui ou celle qui ne se soumet pas à ce rituel est perçu comme suspect", dit le chercheur. Mais qu'en est-il du phénomène dans une société moderne? Eh bien, il semble que ce soit l'inverse! Sauf pour les groupes comme les Hells Angel, qui considèrent le tatouage comme un mode d'initiation. En Occident, les tatoués sont jugés marginaux. Or, c'est justement ce qu'ils souhaitent: afficher leur marginalité.
Essor d'un art non réglementé
La variété des tatouages est infinie: de toutes
dimensions, de toutes formes, de toutes couleurs. "On en
fait en moyenne une quinzaine par jour. Donc, grosso modo, 5000
par année, affirme Dany Prescott, employé de Tatouage
artistique. Et puis, les adeptes sont de tous horizons",
ajoute-t-il. En effet, le tatouage n'est plus l'apanage des marins,
des motards et des prisonniers, renchérit M. Boddington.
"De nos jours, souligne-t-il, la cohorte des tatoués
s'étend du jeune squeegee à l'homme d'affaires."
De plus, la clientèle se féminise. "Environ 50% des adeptes du tatouage sont des femmes, estime M. Prescott. Les distinctions entre les clientèles féminine et masculine: localisation, grosseur et type des dessins. Souvent, le premier tatouage des femmes est petit, situé à un endroit discret. Puis, elles reviennent pour un second, un peu plus gros."
Comme pour confirmer ses propos, une cliente entre à ce moment précis dans la boutique. Diane Lake, 43 ans, serveuse, désire un autre tatouage sur l'omoplate. Elle hésite. Le choix est vaste: environ 25 000 dessins dans le catalogue. Quinze minutes plus tard, la décision est prise: ce sera l'image d'une femme-lune. Le tatoueur décalque le croquis sur la peau à proximité d'un scorpion, le signe astrologique de Mme Lake. Puis, il sort ses aiguilles et son matériel.
Après l'opération, la cliente s'inquiète un peu. "Le dessin est-il trop gros? trop haut?" demande-t-elle à son mari qui l'accompagne. Rassurée, elle se dit finalement satisfaite. Pourtant, elle avoue qu'il y a à peine un an elle trouvait cette forme d'art plutôt de mauvais goût. "Jusqu'au jour où mon cousin m'a montré ses tatouages aux couleurs intenses. J'ai alors moi aussi eu envie d'en avoir un, confie-t-elle. Mais j'étais craintive à cause du sida."
C'est, en effet, un danger. L'hépatite B et le VIH peuvent être transmis aux clients si les mesures d'hygiène ne s'avèrent pas adéquates. Et personne n'a encore mesuré l'ampleur exacte de ce problème, fait valoir M. Boddington. "En l'absence de réglementation, aucune inspection des boutiques de tatouage n'est effectuée par la Ville de Montréal ni par la Direction de la santé publique", déplore M. Stewart.
En général, les tatoueurs professionnels jettent les aiguilles après usage. Cette mesure d'hygiène rassure certains clients craintifs. "Les gens ont peur des aiguilles douteuses, alors que le plus dangereux est le tube où celles-ci sont insérées, explique M. Stewart. Du sang contaminé peut demeurer dans le tube s'il n'est pas stérilisé après chaque opération." Les tatoueurs professionnels ont donc tout intérêt à posséder un autoclave pour stériliser adéquatement le matériel.
Reste que de nombreux tatoueurs amateurs ne se soucient guère des questions sanitaires. Et puis, même les commerces sérieux ne sont pas assujettis à une loi réglementant la formation, l'hygiène et l'équipement. À Héma-Québec, l'organisme qui gère les transfusions sanguines, le protocole est clair: refus catégorique des dons de sang provenant de personnes qui se sont fait tatouer ou percer dans l'année.
Douleur et rituel
Aujourd'hui, le perçage a la cote chez les jeunes. Une
simple balade dans le "Red Light" de Montréal
suffit pour se rendre compte que l'art d'imprimer et de mutiler
son corps est en progression. Geneviève et Hugo,18 ans,
sont venus de Joliette pour se faire percer la langue. "On
avait envie de vivre un trip positif pour faire changement",
disent-ils avec quelques difficultés d'élocution.
Pas étonnant. Ils viennent tout juste de se faire enfoncer un clou en métal argenté à travers la langue. Le sang coule encore sur leurs lèvres. D'autres problèmes plus graves peuvent survenir: infection à l'hépatite B et au virus du sida, notamment. De plus, les ébréchures des dents et les troubles d'ingestion sont courants.
L'Association dentaire canadienne qualifie cette pratique de danger pour la santé publique. D'autant plus qu'aucune loi ne la réglemente. Malgré les risques, le perçage est de plus en plus en vogue chez les 18-25 ans. Pour une soixantaine de dollars, on se fait percer le nez, le nombril, les lèvres, l'arcade sourcilière, le mamelon et la langue comme d'autres se font percer les oreilles.
La douleur? "Elle est incontournable mais tolérable, affirme M. Boddington. Bien sûr, certains endroits sont plus sensibles, le front par exemple ou le coude. Mais cela fait partie du jeu." Le degré de douleur étant proportionnel à la profondeur de la mutilation, le perçage est plus difficile à supporter que le tatouage. À voir l'expression de Mme Lake ainsi que l'écoulement sanguin des bouches de Geneviève et Hugo, ce rituel est vraiment douloureux. Mais après tout, ne faut-il pas souffrir pour être beau? "C'est par la souffrance que transite obligatoirement le passage à l'âge adulte, soutient l'étudiant. À tout le moins, c'est le cas chez les civilisations dites 'primitives'."
Dominique Nancy
Collaboration spéciale