Les mille mots de l'image |
Deux étudiantes analysent la photo journalistique: art ou information? |
"L'autocensure des photographes serait une triste conséquence de ce jugement, explique Dominique Nancy, étudiante à la maîtrise au Département de communication. Par contre, il y a un autre message dans ce jugement. C'est que la liberté d'expression a des limites. Il ne faudrait pas imiter les Américains, pour qui cette liberté a préséance sur tout le reste."
Évidemment, renchérit sa collègue Yasmine El Jamaï, les photographes sont des gens pressés tout comme leurs chefs de pupitre, de sorte que certaines décisions sont prises à un rythme d'enfer. C'est donc, ultimement, à chacun de définir sa propre éthique.
Le quotidien La Presse a suscité toute une controverse le 21 mai 1997 en publiant, en page une, quatre photos d'un jeune homme qui se jetait du haut du pont Jacques-Cartier. L'éditeur adjoint, Claude Masson, expliquait trois jours plus tard les raisons qui avaient motivé sa décision. "C'était, pour un journal d'information comme le nôtre, un fait public, d'intérêt public, écrivait-il. C'est ce qui a justifié la publication de cette photo [sic]. La politique de La Presse est claire: nous ne traitons pas des suicides privés qui se déroulent en privé."
Dans son billet, l'éditeur adjoint relatait qu'une station de télévision avait montré la scène en direct et qu'environ 100,000 personnes étaient présentes ce matin-là aux abords du pont Jacques-Cartier. Les photos de La Presse étaient-elles pires que la réalité?
Peut-être bien que oui, semblent dire les étudiantes. Car, en volant une fraction de seconde au temps, les photos ont parfois la faculté de déformer la réalité. C'est d'autant plus vrai que les logiciels de graphisme permettent aujourd'hui de trafiquer n'importe quelle image. Il devient très difficile d'établir l'authenticité d'une photo.
De leur propre aveu, Mmes Nancy et El Jamaï ne sont pas des spécialistes de la photo journalistique. La première entreprend un mémoire sur le processus de l'analyse des données qualitatives avec le professeur Luc Giroux et la seconde a choisi pour thème de sa maîtrise la régulation de la propagande haineuse sur Internet, avec Marc Raboy. Mais ces jeunes femmes passionnées par l'écriture et par le journalisme se sont penchées sur la question des photos journalistiques dans un texte paru dans le dernier numéro de Dire, la revue des cycles supérieurs de l'Université de Montréal.
"D'abord, il faut dire que ce thème n'a rien à voir avec nos sujets d'étude respectifs, explique Yasmine El Jamaï. Nous étions curieuses de savoir si la photographie de presse répondait à la définition de l'information ou de l'illustration. Est-ce de l'art ou du journalisme? Première surprise: très peu d'études savantes ont porté là-dessus."
La Cour suprême, en tout cas, a sa "version des faits", qui contredit une interprétation de la Cour d'appel du Québec. Il n'y a pas, à son avis, de statut différent entre la photo d'art et celle qui est spécifiquement créée dans un cadre journalistique. "L'expression artistique, écrit le juge en chef, n'a pas besoin d'une catégorie spéciale pour se réaliser [...]. L'artiste peut invoquer son droit à la liberté d'expression suivant les mêmes conditions que toute autre personne. Il n'y a donc pas lieu de distinguer la liberté d'expression artistique du reportage journalistique."
Même si le jugement cité ici n'était pas connu au moment où les étudiantes ont entrepris leur travail, l'intérêt s'est développé au fil de leur réflexion, la photo constituant un genre à part. "Polysémique par essence", comme le dit Mme El Jamaï, elle fixe la réalité et envoie des messages qui ne sont pas que visuels. La photo d'un "squeegee" près d'une automobile, par exemple, veut dire quelque chose au Québec, mais pas en France.
De plus, certaines photos qui ont "réveillé la conscience du monde", selon le texte de Dire, valent beaucoup plus que mille mots. "Tel fut le cas des photos de Marc Riboud prises lors de la manifestation pour la paix au Vietnam en 1967 et celles de Robert Capa dans un camp de réfugiés en Israël en 1950. D'autres photos ont aussi marqué le photojournalisme; par exemple la photo de la petite fille brûlée au napalm fuyant l'attaque de son village au Vietnam et celle d'Elliott Erwitt illustrant le racisme des années 1950 en Caroline du Nord."
Mais il y a aussi les dérapages. L'entrevue des étudiantes s'est déroulée un an jour pour jour après l'accident fatal de la princesse Diana et de son amant, poursuivis par des paparazzis. Que faut-il penser de ces intrépides chasseurs d'images?
Les étudiantes écrivent que "les photos-chocs font vendre les journaux et les magazines. Bien que la violence de certaines images soit justifiée par le fait qu'elle fait prendre conscience des dangers à éviter - la photo d'un accident impliquant l'alcool au volant par exemple -, trop souvent dans la presse écrite le sensationnel tend à consacrer l'aspect commercial au détriment de l'éthique."
On peut penser ici aux photos du jeune suicidé dans La Presse l'année dernière ou à celles qui mettent le sexe ou le sang à l'honneur. Il y a cependant des cas limites où les opinions divergent, telle cette photo du corps sans vie de Anne-Marie Edwards sur une chaise de la café-téria de l'École Polytechnique le 6 décembre 1989. Les membres de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec s'étaient interrogés sur la pertinence de publier ce cliché d'un photographe qui avait déjoué le système de sécurité. "Vous ne pouvez pas savoir les cauchemars que nous avons faits à cause de cette photo", avait alors déclaré le frère de la victime. Pour les éditeurs de The Gazette, les premiers à l'avoir publiée, cette photo représentait l'ampleur du drame beaucoup mieux que celles des portes de l'École. Elle méritait d'être diffusée.
Alors, doit-on parler d'information ou d'art? Dominique Nancy admet que la ligne est parfois floue. "Une photo n'est jamais l'une ou l'autre au sens absolu. Il faut cependant garder à l'esprit que l'image n'est pas la vérité à l'état pur."
"L'oeil, renchérit Yasmine El Jamaï, reçoit une énorme quantité d'informations. Nous avons tous une fascination pour l'image. Le photographe le sait et sait que son travail consiste à capter une parcelle de la vérité. Sa conscience doit lui dicter de ne pas trop déformer cette réalité..."
Mathieu-Robert Sauvé
"Le monde ont ri de moi." C'est en ces termes que Pascale Claude Aubry, qui a engagé une poursuite contre le magazine Vice-Versa et le photographe Gilbert Duclos, a expliqué les dommages qu'elle a subis à la suite de la publication d'une photo où elle apparaissait. Cette petite phrase, citée textuellement dans le jugement de la Cour suprême, qui lui a donné raison, aura eu un impact considérable sur la presse canadienne.
Même le photographe de Forum, Bernard Lambert, hésite désormais quand il doit prendre des photos d'une foule, à l'occasion de la rentrée par exemple. "Je cherche souvent des scènes spontanées, prises sur le vif. S'agit-il de violations de la vie privée des étudiants?" s'interroge-t-il.
Le jugement du plus haut tribunal du pays apporte une réponse partielle à cette question: "L'image saisie dans un lieu public peut être considérée comme un élément anonyme du décor, même s'il est techniquement possible d'identifier des personnes sur la photographie. Dans cette hypothèse [...], la personne "croquée sur le vif" ne pourra s'en plaindre."
Il n'en demeure pas moins que le jugement de la Cour suprême a jeté une douche froide sur les photographes de presse. Et des questions demeurent: la rue est-elle un lieu public? Et l'artère commerciale? la plage? La scène de la photo qui a créé toute cette polémique, et qui a valu à l'intimée un dédommagement de 2000$, ressemble étrangement à un "lieu public". La jeune femme est simplement assise sur une marche à l'entrée d'un immeuble, les pieds sur le trottoir.
M.-R.S.