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De la pharmacie à la peinture abstraite

Constance Naubert-Riser publie un livre sur Jean McEwen, qui vient de recevoir le prix Paul-Émile-Borduas.

L'historienne de l'art Constance Naubert-Riser
et le peintre Jean McEwen.
Né à Montréal d'un père écossais et d'une mère francophone, il porte une dualité qui explique peut-être ses compositions en deux parties.

Le peintre Jean McEwen avait un rendez-vous symbolique avec Paul-Émile Borduas, le 25 novembre dernier, quand on a annoncé les gagnants des prix du Québec. L'auteur de Refus global aura donc jalonné jusqu'au bout la carrière du lauréat 1998 du prix qui porte son nom.

"Je dois beaucoup à Borduas", dit l'artiste de 75 ans qui peint chaque matin... pour éviter de tomber malade. "Je ne m'en cache pas: j'ai été très influencé par lui. J'ai même déjà fait un tableau qui s'intitulait Au bord du A."

Comme l'indique l'historienne de l'art Constance Naubert-Riser dans un superbe livre qui vient de paraître aux Éditions Les 400 coups, l'oeuvre de McEwen a connu un "parcours artistique irréprochable qui a marqué l'histoire moderne de la peinture au Canada". Il a été l'un des plus ardents défenseurs de l'art abstrait dans les années 1950 notamment. Mais il aura aussi survécu jusqu'à l'an 2000 dans le marché de l'art sans ralentir sa production.

"J'estime que ce peintre s'inscrit dans la tradition des grands coloristes français comme Paul Gauguin et Pierre Bonnard. Sa production est sans âge", dit Mme Naubert-Riser qui, à titre de spécialiste de l'art abstrait, a consacré deux livres à McEwen en 10 ans.

Il est vrai que, lorsqu'on pénètre dans la galerie Simon-Blais, à Montréal, où se tient l'exposition Poèmes barbares, on est ébloui par la lumière jaunâtre des toiles grand format de Jean McEwen. On est frappé aussi par la composition verticale des oeuvres et leur texture particulière, des signatures de l'artiste aussi authentiques que son autographe.

Le film qui a changé sa vie
C'est en 1946, à l'âge de 23 ans, alors qu'il étudie en pharmacie à l'Université de Montréal, que Jean McEwen assiste à la projection de The Moon and Sixpence, un film inspiré de la vie et de l'oeuvre de Gauguin. Il en ressort bouleversé, au point de se rendre chez un marchand de matériel d'artiste. Autodidacte, il ne tarde pas à créer ses premières toiles. L'une d'entre elles est retenue, trois ans plus tard, au Salon du printemps du Musée des beaux-arts de Montréal. Il est lancé. On lui présente Paul-Émile Borduas, qui remporte le premier prix du Salon cette année-là.

"Je suis allé souvent à son atelier, où il me parlait beaucoup de sa démarche. Je n'y comprenais pas grand-chose. Mais il finissait toujours par me dire: 'Et vous, Jean, avez-vous quelque chose à me montrer ce soir?'"

En 1952, il fait un voyage à Paris. Tous les courants traversent alors la Ville lumière. Autre rencontre marquante: Jean-Paul Riopelle. "Jean-Paul et moi, on n'a jamais parlé de peinture. On a parlé de mille choses, de billard, par exemple, mais jamais de peinture."

À son retour, il est engagé comme représentant par la société pharmaceutique Frosst, mais il ne renonce pas à peindre. Il participe de nouveau au Salon du printemps et prépare une exposition personnelle. Dans le Québec des années 1950, l'artiste voit s'élever autour de lui un mur d'incompréhension quand il expose ses "monochromes blancs" de grand format. Il trouve cependant quelques alliés, dont Guido Molinari et Fernande Saint-Martin, qui ouvrent à Montréal une galerie consacrée à l'art non figuratif.

Cet inclassable se sait pourtant déjà "hors circuit", n'ayant pas participé à l'immense controverse du Refus global. "Je suis arrivé alors que tout le monde s'était chicané. Borduas ne m'a jamais, jamais parlé de Refus global."

Aujourd'hui, il dit des célébrations du cinquantenaire du texte de Borduas qu'elles ont été un peu trop obséquieuses. "Vous l'avez lu, le Refus global? Vous avez trouvé ça intéressant, vous?"

Peindre avec les mains
En 1955, il crée une première toile séparée en deux compositions verticales à la fois semblables et distinctes. "J'ignore pourquoi j'ai eu cette idée, mais ça m'est resté, dit-il 33 ans plus tard. Cette verticale, c'est la colonne vertébrale de mes peintures. Je commence avec ça et le reste suit. Les Anciens faisaient des triangles, les Grecs avaient des colonnes. Moi, je fais des verticales."

Autre particularité des oeuvres de l'artiste: la texture inusitée. "Il peint avec ses mains", confie Constance Naubert-Riser. Dans le livre qu'elle lui consacre, une photo le montre dans l'exercice de son art. Il ne porte même pas de gants.

C'est en 1973 que Jean McEwen quitte son emploi chez Frosst afin de se consacrer exclusivement à la peinture. Il garde de ses années de pharmacien (20 ans de pratique) de beaux souvenirs, mais c'est à l'Université de Montréal qu'il avait d'abord eu quelques coups de foudre pour l'art et la poésie. Il s'était même fait prendre par un professeur, lisant Beaudelaire en cachette. "Je me souviens d'avoir publié dans le Quartier latin des mauvais poèmes sur Noël. Et un autre, encore pire, sur l'automne. Voici les deux premiers vers: 'Automne sanguin/Dernière hémorragie d'été sur son lit de mort.'"

Et l'artiste d'éclater de rire. Un rire sonore et franc de bon vivant.

Le prix Paul-Émile-Borduas 1998 l'honore profondément. Mais ce n'est pas un hommage à une fin de carrière, estime-t-il. C'est plutôt le début de quelque chose. "L'architecte Frank Lloyd Wright, à 75 ans, n'avait pas encore fait ses chefs-d'oeuvre. Ce sera peut-être pareil pour moi."

Mathieu-Robert Sauvé

Constance Naubert-Riser, Jean McEwen: Poèmes barbares, Laval, Éditions Les 400 coups, 1998, 151 pages. Une exposition a lieu jusqu'au 30 janvier à la galerie Simon-Blais, 4521, rue Clark, à Montréal. L'entrée est libre.


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