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La recherche: moins d'argent, plus de contrôles

Guy Rocher et Pierrette Mulazzi lancent un cri d'alarme.

Guy Rocher

"La carrière universitaire est actuellement en danger, justement à cause du taux de subvention, qui est trop bas, et parce qu'il y a trop peu d'organismes de financement pour prendre la relève."

Ce témoignage est tiré de L'argent et le savoir, qui vient de paraître chez HMH sous la plume de la sociologue Pierrette Mulazzi, du Centre de recherche en droit public. Ce livre rend compte d'une enquête menée sous la direction de Guy Rocher auprès de 28 professeurs d'université de différentes disciplines à qui l'on a demandé de se vider le coeur quant à l'état du financement de la recherche universitaire.

Par le biais d'entrevues "qualitatives", dont de larges extraits sont retranscrits dans l'ouvrage, on y aborde des thèmes comme l'évolution des politiques de financement de la recherche, les effets pervers de certaines orientations et leurs conséquences sur l'enseignement, sur l'emploi et sur les promotions en cours de carrière. L'auteure a divisé son livre en sections qui correspondent aux secteurs des organismes subventionnaires: santé, génie, sciences exactes, sciences humaines et sciences sociales.

"Les gens en avaient beaucoup à dire, commente Guy Rocher, qui a supervisé l'enquête après avoir embauché Mme Mulazzi. Certaines entrevues ont duré plus de trois heures. Les répondants ont collaboré avec beaucoup d'enthousiasme."

Initialement, poursuit M. Rocher, le but du commanditaire de l'étude (la Fédération québécoise des professeures et professeurs d'université) était de faire enquête sur l'impact des compressions dans les différents milieux de la recherche universitaire. Mais devant l'ampleur du travail de Mme Mulazzi, il a eu l'idée d'en faire un livre qui servira notamment à organiser un colloque sur le financement de la recherche et le partenariat les 10 et 11 décembre prochain.

Des appuis inattendus
Alors que le lecteur averti s'attend à un tir groupé en direction des organismes en cause, les chercheurs qui appuient la tendance au partenariat avec le secteur privé ou l'orientation résolument appliquée (par opposition à fondamentale) ne sont pas tenus au silence. Au contraire. Un répondant sur cinq se dit globalement satisfait des conditions actuelles. Ce n'est pas de l'opportunisme, car toutes les transcriptions sont rapportées à titre anonyme.

"Les programmes disciplinaires et de recherche fondamentale ont été ralentis pour permettre la création de nouveaux programmes de recherches stratégiques, plus orientés vers la résolution de problèmes", dit par exemple un chercheur en sciences sociales qui salue cette réorientation.

"Moi, j'aime mieux le système actuel que le système qui existait il y a 10 ou 20 ans, reprend un collègue. Il est moins discrétionnaire. Les règles d'évaluation des comités sont plus précises. Les règles d'éthique sont plus respectées que jamais."

Tous s'entendent pourtant pour déplorer la bureaucratisation grandissante du processus de financement. "Plus les fonds diminuent, plus les contrôles augmentent, écrit M. Rocher en avant-propos. Sans compter que la compétition féroce qu'engendre la réduction des fonds a pour conséquence que, même pour les meilleurs chercheurs, le succès tient davantage d'une loterie que d'une sélection rationnelle."

Déboires des sciences humaines et sociales
Le financement de la recherche en santé est bien en deçà du niveau souhaité. Il ne correspondrait qu'à 0,3% du budget total du système de la santé, selon le calcul effectué récemment par une coalition universitaire. Pourtant, la recherche en santé roule sur l'or si on la compare au budget consacré aux sciences humaines et sociales. La situation est d'autant plus inquiétante que les entreprises prêtes à financer des travaux en sociologie ou en anthropologie sont beaucoup moins nombreuses qu'en santé ou en génie... Les lignes directrices du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), résolument tourné vers le concret, donnent alors le ton à l'ensemble des travaux.

"Il faut résoudre des problèmes d'intégration des immigrants, du sida, des vieux, de ci, de ça, dit un intervenant. Tout devient ciblé. Et au CRSH, là aussi, probablement, ils sont en train d'abandonner les subventions générales. Maintenant, il n'y aura plus que des subventions stratégiques ou l'équivalent de recherches qu'ils appellent orientées."

Cela dit, même s'il est plus riche, le secteur biomédical ne vit pas toujours bien la présence croissante du secteur privé dans ses laboratoires. L'argent et le savoir rappelle à juste titre que l'enseignement doit souvent passer en second, après le commanditaire de l'étude, car il est difficile, voire impossible, d'associer des étudiants au doctorat à certaines recherches dotées de fonds privés.

"C'est sûr que notre recherche est un peu biaisée, dit un chercheur du domaine pharmaceutique. Cela nous enlève la possibilité de comparer certains médicaments avec leurs concurrents. Personne ne va nous subventionner pour ça! C'est une vue parcellaire et partiale que les chercheurs sont obligés d'adopter et qui est, en fait, celle de ceux qui les subventionnent."

À noter, les chercheurs de l'ensemble du Québec qui ont accepté de livrer leur témoignage à l'oreille attentive de Mme Mulazzi sont pour la plupart des professeurs chevronnés jouissant d'une notoriété certaine dans leur milieu. Ils ont autour de 50 ans et comptent près de 25 ans de carrière.

Mathieu-Robert Sauvé



Quand des chercheurs se vident le coeur

L'argent et le savoir: quelques perles...

... sur les taux de succès des demandes de financement (15% à 20% pour les chercheurs en début de carrière en santé):
"C'est au grand désespoir des jeunes, évidemment. Or, les jeunes sont très bien formés et ont consacré les meilleures années de leur vie à se préparer à une carrière universitaire. Quand ils voient qu'ils n'ont qu'une chance sur six ou sept d'être subventionnés, c'est le grand découragement. Et c'est sûr que la carrière universitaire est actuellement en danger."

... sur les centres d'excellence:
"On a pensé faire un coup fumant, mais tout ce qu'on a réussi à faire, c'est d'institutionnaliser la recherche, de la rendre stérile à long terme. Des sommes énormes ont été investies dans ces centres qui fonctionnent comme avant. Je ne vois pas quel a été l'impact sur la qualité de la recherche. Cela a favorisé les échanges entre laboratoires, mais ça se fait maintenant n'importe où, de toute façon."

... sur le partenariat:
"C'est vous qui écrivez la demande de subvention à titre d'universitaire et l'argent est versé au partenaire! Et le projet sert au partenaire! La productivité des chercheurs est négative (nombre de publications, directions de thèses) parce qu'il y a trop de contraintes lorsqu'il faut aller quêter l'argent chez le partenaire, qui dicte au chercheur pour qui et de quelle façon l'argent va être dépensé."

... sur le danger de vendre son âme:
"Un chercheur qui reçoit de l'argent des entreprises, c'est un chercheur qui fait des compromis sur son esprit critique. Or, l'esprit critique, c'est l'essence même de l'institution universitaire, c'est sa tradition la plus essentielle et fondamentale. Alors là, j'ai une objection de principe. Cette réserve vaut pour tous les fonds, au fédéral et au provincial."

... sur la disparition des chercheurs autonomes:
"C'est absolument affreux en termes d'innovation, en termes de créativité. C'est affreux en termes de confirmation des pouvoirs installés, assis, acquis."

Pierrette Mulazzi (sous la direction et avec un avant-propos de Guy Rocher), L'argent et le savoir, Enquête sur la recherche universitaire, Montréal, HMH, 1998, 170 pages.


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