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L'autre Côte-des-Neiges

Côte-des-Nègres, un roman-mémoire dans lequel s'affrontent les gangs de rues du Montréal cosmopolite.

Mauricio Segura

Dans Côte-des-Neiges, il y a le campus de l'Université de Montréal, le collège Brébeuf, les restos chics et les librairies BCBG. Mais à l'ombre de tout cela, il y a le parc Kent, la plaza Côte-des-Neiges, l'école Saint-Pascal-Baylon où le taxage, les gangs de jeunes, les batailles de rues et les tensions ethniques sont autre chose que des statistiques. On appelle familièrement ce quartier "Côte-des-Nègres".

Quand Mauricio Segura a donné ce titre à son premier roman, il savait ce qu'il faisait. "Cette expression révèle un malaise. Mon enfance, je l'ai passée en bas de la côte, où mes parents ont abouti après avoir immigré. Les gens, dans ce quartier, n'ont qu'une idée: en sortir. Mais tous n'y arrivent pas. Ma famille a eu cette chance. Quand j'ai entamé mes études, je suis revenu dans le quartier Côte-des-Neiges. En haut."

Mauricio Segura est devenu un jeune homme bien. Engagé dans la Faecum, puis dans la FEUQ, journaliste à Continuum, il a même entrepris des études en sciences économiques avant d'abandonner pour se lancer dans un mémoire de création au Département d'études françaises. De l'autre Côte-des-Neiges, derrière le chemin de la Côte-Sainte-Catherine, l'étudiant n'avait jamais oublié les cicatrices et il reconnaît que la première partie du roman est en grande partie autobiographique. "C'est sûr que l'enfance de Marcelo, c'est la mienne", confie-t-il.

Il n'a cependant pas été le chef des Latino Powers, comme dans le roman. Il n'a pas affronté dans un ultime duel son frère ennemi, Cléo Bastache, un Haïtien à la tête du gang des Bad Boys. Il n'a même pas fait partie d'une bande "ethnique" qui sillonnait les rues en semant la terreur chez les gens de bonne famille. Mais ses souvenirs ont servi à planter le décor saisissant de ce roman réaliste qui plonge le lecteur dans un autre monde situé dans sa propre ville. Un autre monde qui se situe aussi à l'intérieur de chacun: l'adolescence.

Regard de l'autre
Jamais un Québécois d'origine n'aurait pu aussi bien décrire la situation vécue par des immigrants de seconde génération qui tentent de situer leur identité entre la culture et la langue de leurs parents et celles de la société d'accueil. D'autant plus que les "indigènes" sont très minoritaires dans Côte-des-Nègres...

"Dans mon école primaire, il y avait très peu de Québécois de souche, observe Mauricio Segura. Je n'ai donc pas connu la culture québécoise avant le cégep. Jusque-là, la télévision était mon seul lien avec cette culture. Les Québécois, pour moi, c'était ceux que je voyais dans Le temps d'une paix." D'ailleurs, exception faite d'un personnage un peu "baveux", les Québécois font assez bonne figure dans le roman.

Une des situations les plus touchantes du roman est cette course de relais que quatre écoliers de Saint-Pascal-Baylon, dont Marcelo et Cléo, remportent aux Jeux du Québec. C'est l'un de ces moments où se tisse la complicité entre deux garçons qui n'ont pas connu les premières amours ni les premières barricades. Où l'amitié ne peut pas ne pas durer toujours.

Et pourtant, la société se chargera de leur rappeler que l'un est noir, l'autre latino-américain, et que pour se situer dans le monde ils doivent choisir leur camp. Des camps ennemis.

Mémoire de création
Côte-des-Nègres n'est pas un roman à thèse et n'a pas de visée pédagogique particulière. Cela n'a pas empêché Mauricio Segura de consulter des recherches sociologiques sur la pauvreté et sur la criminalité dans le quartier, ainsi que des rapports de travaux menés au Centre d'études ethniques de l'Université de Montréal.

"Quand j'ai entrepris la rédaction de mon roman, je savais un peu de quoi je voulais parler. Mais en cours d'écriture, j'ai compris que l'action devait se dérouler durant l'adolescence de mes personnages. Au primaire, il existe une bonne complicité entre les enfants, peu importe les cultures. C'est pendant l'adolescence qu'un radicalisme s'installe. On sent un besoin très fort de s'identifier à la culture d'origine: 'C'est ma culture et je vais la défendre', entend-on. Le livre parle de cela."

Le père de Mauricio Segura était diplômé de deuxième cycle en gestion des hôpitaux au Chili lorsqu'il a dû fuir la dictature d'Augusto Pinochet. Accueilli comme réfugié politique au Canada, il s'installe dans Côte-des-Neiges avec sa femme et ses deux garçons. Ses diplômes n'étant pas reconnus, il doit travailler dans une manufacture de sacs de poubelle. "Mes parents sont repartis à zéro ici. Nous n'avons passé que cinq ou six ans dans le quartier."

Mauricio Segura était un bon élève. Tellement que les frères qui s'occupent des écoles à l'époque suggèrent de financer ses études au collège Brébeuf. L'offre est intéressante, mais les parents de Mauricio déménagent enfin et décident de payer eux-mêmes la facture. "J'ai eu de la chance de fréquenter cette école, dit Mauricio. À partir de ce moment, la majorité de mes amis ont été des Québécois. Je crois que j'incarne un bel exemple d'intégration."

Alors que les immigrants des première et deuxième générations rêvent souvent de retourner dans leur pays d'origine, Mauricio Segura n'a pas cette nostalgie. Il a plutôt quitté momentanément le Québec pour terminer des études de doctorat en France sous la direction de Marc Angenot, de l'Université McGill. Il y résidera jusqu'au printemps 1999.

Mathieu-Robert Sauvé

Mauricio Segura devant la caserne de pompiers du quartier Côte-des-Neiges... à quelques mètres de Côte-des-Nègres.


Un mémoire de création

La création littéraire occupe une place particulière dans les programmes d'études du Département d'études françaises. Au baccalauréat, deux cours sont donnés et un séminaire facultatif existe au deuxième cycle. Mais les étudiants peuvent aussi consacrer leur maîtrise à la rédaction d'une oeuvre. Ils doivent alors compléter leur travail avec un essai d'une vingtaine de pages sur un sujet différent. C'est ce qu'a choisi Mauricio Segura.
"Je n'ai pas dit tout de suite que mon manuscrit était un mémoire, confie l'auteur. Il semble que les éditeurs se méfient de ces travaux universitaires souvent trop didactiques."

François Hébert, qui a dirigé l'étudiant durant le processus de création, est fier de voir le travail de son protégé trouver preneur chez un éditeur professionnel. "Ce n'est pas fréquent, mais c'est arrivé quelques fois au cours des dernières années", commente-t-il.

Pour le professeur, Mauricio Segura est déjà un bon romancier doté d'un excellent sens de l'observation et de l'analyse.

Son étudiant lui renvoie le compliment. "Ça a cliqué entre nous, dit-il. Il a tout de suite saisi l'approche que je voulais privilégier; il m'a suggéré des lectures, etc. Nous sommes carrément devenus amis. Je lui montrais mes chapitres à mesure que je les rédigeais. Je suis très content de mon expérience."

M.-R.S.


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