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Un gouffre sépare les analphabètes du milieu médical

Jean Gauthier veut étudier l'impact de l'analphabétisme sur les soins de santé.

 Jean Gauthier

Une mère donne à son enfant de deux ans trois fois la dose quotidienne d'un antibiotique contre une infection urinaire. Un père nourrit son fils de lait concentré sans y ajouter d'eau. Un épileptique confond ses vitamines avec ses médicaments. Un jeune décrocheur signe un formulaire de consentement pour une opération sans savoir vraiment de quoi il s'agit.

De telles situations sont plus fréquentes qu'on pourrait le croire. "Des études ont montré qu'entre 30% et 40% des gens ne comprennent pas l'information ou les consignes reçues à l'urgence", affirme Jean Gauthier, chargé d'enseignement clinique au Département de médecine familiale.

Ignorance de la part du public ou manque de sensibilité du milieu médical? Le problème tient des deux facteurs. "Il y a incompatibilité entre l'analphabétisme et le niveau de communication qui provient du milieu médical", déclare le professeur, qui est également travailleur social au CLSC des Faubourgs.

L'analphabétisme ne serait donc pas qu'un problème du tiers-monde. Selon Jean Gauthier, entre 15% et 23% des Québécois seraient analphabètes fonctionnels; même s'il sait lire, l'analphabète fonctionnel ne peut comprendre un texte aussi simple qu'une recette, encore moins une posologie. "Il peut savoir comment faire un gâteau parce qu'il aura appris auprès de quelqu'un d'autre, mais il ne peut pas comprendre une recette. Il ne s'agit pas d'un problème de déficience intellectuelle, mais d'un manque de connaissances. Vous avez dans la population des gens qui n'ont rien lu depuis 40 ans et qui n'ont aucune source d'information."

Le problème devient aigu lorsqu'on réalise que la compréhension des formulaires de consentement pour une intervention chirurgicale, par exemple, nécessite de 15 à 17 ans de scolarité et que celle des formulaires de participation à un protocole de recherche en requiert 19. Et au Québec, 40% des jeunes ne terminent pas leur secondaire!

"Beaucoup de gens ne comprennent pas ce que le médecin leur dit, poursuit Jean Gauthier. D'autant plus que le patient est dans une situation où il est 'moins intelligent' qu'en temps normal. Son état le rend anxieux et il se trouve dans une situation de rapport de pouvoir où un étranger scrute son corps et sa vie privée."

Il en résulte des situations à peine croyables, comme ce cas réel d'une Québécoise d'une cinquantaine d'années à qui le médecin prescrit de prendre un médicament aux deux heures; elle interprète la consigne à la lettre et "prend" le médicament pendant deux heures dans sa main!

Jean Gauthier s'inquiète donc avec raison du fossé culturel qui se creuse entre les médecins et les patients. Le problème est par ailleurs difficile à circonscrire parce qu'il est "muet": "Les gens ne disent pas au médecin qu'ils n'ont pas compris ce qu'il leur a dit ou ce qui est écrit. Les analphabètes ont honte de leur situation et, dans une société de plus en plus axée sur la communication, ils s'excluent de la vie sociale."

Alpha santé
Pour enrayer ce fléau, Jean Gauthier a mis sur pied le projet de recherche Alpha santé visant d'une part à compléter les données sur la problématique de l'analphabétisme en rapport avec les soins de santé et d'autre part à produire des outils permettant à la fois de parfaire la formation des médecins et de mieux intervenir auprès de cette clientèle.

"La qualité de la relation patient-médecin est encore très peu enseignée en médecine familiale, déplore-t-il. Cet aspect de la profession n'est pas valorisé ni pris en compte dans l'évaluation. Les études nous montrent que les attitudes humanistes ne s'améliorent pas avec la pratique, mais plutôt qu'elles se détériorent.

"Aux États-Unis, poursuit le travailleur social, il existe des normes visant à assurer la simplicité de la communication avec les patients et c'est même un critère pour l'agrément des centres de santé. Au Canada, il n'y a rien de tel et la recherche sur ce problème est presque inexistante."

Et si l'on n'intervient pas avant qu'il soit trop tard, les analphabètes risquent d'être laissés-pour-compte dans une société scindée. "Les exclus finissent par revenir dans le réseau de la santé quand ce n'est pas dans le réseau carcéral", rappelle le travailleur social, en attente d'une subvention du Secrétariat national à l'alphabétisation.

Daniel Baril


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