Les habiletés adaptatives des fourmis arboricoles pourraient être exploitées par l'industrie forestière.

Lorsque vous écrasez avec une satisfaction certaine cette petite bestiole noire au corps sectionné qui perce votre gazon ou gâche votre pique-nique, c'est en fait le produit de plusieurs millions d'années d'évolution que vous éliminez. Répandues sur toute la planète, les 5000 espèces de fourmis connues nous offrent même les plus beaux exemples de coévolution entre insectes et végétaux que la nature puisse nous donner.

Le professeur Alain Dejean, entomologiste à l'Université de Paris XIII reconnu mondialement, nous en a donné une étonnante illustration au cours de son passage à l'Institut de recherche en biologie végétale le 12 mars dernier.

Le chercheur explore depuis plusieurs années la canopée ou voûte de la forêt tropicale pour observer les insectes qui y vivent. Contrairement à d'autres chercheurs qui effectuent leurs travaux à la lisière ou à l'intérieur de la forêt, Alain Dejean observe le royaume lilliputien par le haut, glissant à la surface de l'océan vert sur un "radeau des cimes" suspendu à un petit dirigeable. Il a ainsi accès aux derniers recoins inexplorés sur la planète.

Défenderesse, nourricière et jardinière

Appuyant ses propos de photos toutes plus saisissantes les unes que les autres, le professeur a souligné que la plupart des relations entre plantes et fourmis sont symbiotiques, présentant un avantage adaptatif à la fois pour l'insecte et pour le végétal. Les acacias, par exemple, fournissent un abri et un nectar aux fourmis (les pseudomyrmex) qui, en échange, les protègent contre les herbivores.

Dans certains cas, la plante va même sécréter un produit attractif déclenchant chez la fourmi reine le mécanisme de percement de la tige où elle va établir son nid. Tout contact avec la plante sonne l'alarme chez les fourmis, qui accourent à sa défense.

Et quoi qu'en dise Lafontaine, la fourmi est égale-ment prêteuse; une espèce arboricole qui loge dans une orchidée accrochée aux branches des arbres nourrit la plante qui l'héberge de ses déchets reminéralisés.

Les recherches d'Alain Dejean ont par ailleurs montré que les relations entre plantes et fourmis sont parfois interspécifiques. Certaines espèces de fourmis, dont la colonie peut atteindre jusqu'à 50 millions d'individus sur un seul arbre, cultivent de véritables jardins suspendus. Elles construisent d'abord des nids temporaires à partir d'un carton qu'elles produisent elles-mêmes, puis y emmagasinent des graines de plantes épiphytes (croissant sur les arbres mais sans les parasiter). À la faveur de l'humidité, ces graines germeront et leurs racines fourniront de nouveaux logis aux fourmis. Du carton des HLM, elles passent ainsi à la résidence de luxe des quartiers riches.

Le conditionnement de l'inné

De son radeau des cimes, Alain Dejean a observé que les jardins d'épiphytes constituaient une véritable mosaïque. "La distribution de cette mosaïque n'est pas due au hasard, affirme-t-il. Elle est liée aux espèces de fourmis qui agissent sur la composition de leur jardin."

En laboratoire, il a en effet démontré que chaque espèce de fourmis continue de préférer les graines qu'elle choisit dans la nature, même lorsque ces graines sont débarrassées de leur enveloppe de graisse et de protéines.

De tels comportements innés peuvent par ailleurs être conditionnés et utilisés au profit de l'exploitation forestière. "Comme certaines espèces de fourmis peuvent transmettre des maladies virales à la plante, nous avons voulu savoir si l'on pouvait contrôler l'établissement des colonies afin d'avoir, pour une essence donnée, une fourmi dominante qui ne présente pas de risque viral."

Ses travaux ont montré qu'un tel conditionnement était possible, de façon limitée, si les fourmis étaient mises au contact des plantes cibles dès leur phase larvaire. De l'avis du chercheur, ce conditionnement agirait à la manière d'une "forme d'empreinte" proche de celle observée chez certains oiseaux.

"Il y a une influence du milieu sous forme d'une familiarisation, mais cette familiarisation vient s'ajouter à l'attraction innée - qui demeure très forte - de la fourmi vers sa plante." Ses recherches visent à déterminer quel marqueur biologique attire les reines, ce qui permettrait de contrôler les colonies plus facilement que par la familiarisation.

Un paragraphe de l'évolution

Réputées pour leur vie en société, les fourmis s'avèrent par ailleurs être des insectes très agressifs, autant entre espèces qu'entre classes d'une même espèce. "Des fourmis dominantes tolèrent des espèces subalternes sur leur territoire parce qu'elles peuvent au besoin aller piller leurs réserves de nourriture", a pu observer le chercheur.

Les fourmis entretiennent également des relations très complexes avec leurs consoeurs des autres familles d'insectes. Le conférencier a fourni de nombreux exemples où des fourmis tirent une partie de leur approvisionnement de pucerons ou de larves diverses.

Par contre, il arrive que d'autres insectes soient aussi, sinon plus rusés que les fourmis. Des larves de chenilles, par exemple, reproduisent avec leurs mandibules le même langage gestuel que celui des larves de fourmis, confondant ainsi les ouvrières, qui les nourrissent comme si elles étaient des leurs.

"Les coléoptères et les lépidoptères sont tantôt proies, tantôt associés, tantôt parasites ou simplement commensaux des fourmis", a souligné l'entomologiste. Ces relations complexes interdisent de simplement classer en tiroirs superposés les différentes espèces de fourmis en fonction de leur habitat et des relations qu'elles entretiennent avec les plantes puisqu'à chaque niveau interviennent d'autres familles d'insectes.

"Il y a tant de paramètres qui interfèrent qu'on peut dire que l'histoire des plantes et des fourmis n'est qu'un paragraphe de l'histoire des plantes et de tous les insectes", a conclu Alain Dejean, préférant ne pas s'engager plus loin dans le mystère de la coévolution.

Daniel Baril