Raz-de-marée «sokaliste» à Côte-des-Neiges |
Des impostures intellectuelles? Pas chez nous! |
Alan Sokal |
Plusieurs des grands philosophes français contemporains comme Lacan, Beaudrillard, Kristeva, Latour, Deleuze, Guittari, Virilio et Bergson ne comprennent pas ce qu'ils écrivent quand ils font référence aux mathématiques ou à la physique. Leurs "impostures intellectuelles" visant à éblouir le lecteur plutôt qu'à l'illuminer viennent d'être dénoncées par Alan Sokal, physicien de l'Université de New York, dans un essai qui a donné naissance à ce qu'on appelle déjà le "sokalisme".
"Je ne dis pas que ces gens sont des imposteurs, dit l'auteur de cette polémique, de passage dans le quartier Côte-des-Neiges le 4 décembre dernier. Je dis que, dans les domaines que je connais, ils n'ont fait que jeter des mots à la tête des lecteurs afin de les impressionner: la formule de l'organe érectile de Lacan, par exemple (-1), l''espace topologique' de Kristeva ou le 'principe de Gödel-Debray' de Michel Serres."
Invité par l'historien des sciences Yves Gingras, de l'UQAM, à venir présenter à Montréal Impostures intellectuelles (Éditions Odile Jacob), Alan Sokal a accepté de croiser le fer à la librairie Olivieri avec des gens de lettres et des sciences sociales, deux domaines directement visés par son ouvrage. Dans le rôle des littéraires, Michel Pierssens, directeur du Département d'études françaises de l'Université de Montréal, et dans celui de politologue, Lawrence Olivier, de l'UQAM.
Bien qu'éditeur d'une revue américaine citée (en mal) par M. Sokal, le représentant de l'Université de Montréal a d'emblée affirmé être "d'accord à 99%" avec l'énoncé du physicien américain. "C'est un livre qu'il faut mettre entre les mains de tous les étudiants en sciences humaines ou sociales afin de leur démontrer l'importance de peser chaque terme, de vérifier chaque citation avant de signer un texte."
Le petit malaise de M. Pierssens (précisément 1%) vient des conséquences d'une telle attaque contre ces "références monumentales dans ma discipline, non seulement en France mais aux États-Unis et partout dans le monde". Bien que les penseurs en cause ne soient pas complètement déboulonnés après ce brûlot, leur crédibilité pourrait s'écrouler comme un château de cartes.
Avec ses airs de cégépien mal fagoté, Alan Sokal ne correspond pas à l'image qu'on se fait d'une terreur philosophique. Lui-même ne s'attendait pas à provoquer un tel scandale, qui fait des vagues jusqu'en Australie et en Chine. Ses intentions étaient modestes: faire rire ses amis habitués à se gausser des prétentions insignifiantes des penseurs "postmodernes".
Le point de départ d'Impostures intellectuelles est un coup pendable qu'Alan Sokal a joué à la revue Social Text. Excédé par le rationalisme et la malhonnêteté de plusieurs auteurs drapés dans leur réputation, il a rédigé un texte "fantaisiste" qui citait les articles "les plus bizarres et les plus ridicules" qu'il a trouvés sur les mathématiques et la physique dans les revues savantes. Son texte sans queue ni tête, mais en apparence débordant d'érudition, a paru sous le titre: "Transgresser les frontières: vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique".
Quelques semaines plus tard, il avouait son canular dans une autre revue. Les passages sur la mécanique quantique, l'espace-temps, l'herméneutique, etc., sont de pures absurdités, expliquait-il par A+B.
Sept mois après la vive réaction de l'élite américaine, l'onde de choc a traversé l'océan. Impostures intellectuelles, écrit en collaboration avec Jean Bricmont, professeur de physique théorique à l'Université de Louvain, faisait un véritable tabac en France. "Vous ne pouviez pas avoir pire combinaison pour attaquer les philosophes français: un Américain et un Belge", dit le coauteur en ricanant.
M. Sokal a beau dire qu'il ne s'attaque qu'aux parties scientifiques de l'oeuvre des auteurs cités, ce sont des briques importantes, sinon des pans entiers de leur stature qui se lézardent. Et, fait suspect, les répliques se font rares et incohérentes. Interviewé dans Le Devoir trois jours avant l'arrivée de M. Sokal en sol montréalais, Michel Serres refusait avec une irritation évidente de commenter l'affaire.
Interrogé par Forum sur cet escamotage, M. Sokal affirme que "Michel Serres n'est pas à la hauteur de sa réputation de grand historien des sciences". Comme les autres, l'intellectuel français a commis des impostures (particulièrement en ce qui concerne le temps et le théorème de Gödel), mais elles sont plus difficiles à démontrer aux non-spécialistes. Aussi a-t-il été épargné par les auteurs.
Quant à Julia Kristeva, furieuse, elle s'en est tenue à l'accusation péremptoire dans le Nouvel Observateur. Le livre est selon elle un "produit intellectuellement et politiquement insignifiant et pesamment désinformateur". Elle admet pourtant avec candeur ne pas être "une vraie matheuse, cela va de soi". Alors pourquoi emprunter tant aux mathématiques?
Mais le silence ou la colère ne font pas des débats forts. Chez Olivieri, Lawrence Olivier, professeur en sciences politiques à l'UQAM, s'est porté à la défense des penseurs critiqués et du rationalisme. D'une manière théâtrale (avec un nom pareil...), le professeur a vilipendé le conférencier pour avoir lui-même procédé à un canular, donc une imposture, pour piéger ses victimes. Il s'en est pris également à une analogie employée par MM. Sokal et Bricmont pour expliquer la méthode scientifique: l'enquête policière. D'un point de départ (le crime), le détective amasse des indices qui lui permettent de reconstituer la réalité le plus fidèlement possible. Ainsi, l'homme ou la femme de science partent d'une hypothèse pour déduire la vérité.
"Or, tout le monde sait bien que les enquêtes policières ne sont pas inductives mais déductives, affirme l'universitaire. Dans la grande majorité des cas, on connaît le coupable dès le début de l'enquête; il faut donc amasser des preuves qui soient assez incriminantes pour le condamner... En sciences, on trouve aussi ce genre de biais."
Bien que le conférencier n'ait pas jugé bon de commenter cette observation, il a remercié M. Olivier d'avoir critiqué ses idées; son livre voulait justement susciter ce genre d'échanges.
De l'avis général, M. Sokal est sorti victorieux de ce débat, en dépit de quelques bons points marqués par M. Olivier. Quant à Michel Pierssens, il a conclu de façon habile en disant qu'Impostures intellectuelles a surtout prouvé... l'absence d'humour chez les lettrés.
Une question est demeurée sans réponse: que deviendront les étudiants des cycles supérieurs et les chercheurs sérieux dont la carrière s'appuie sur l'oeuvre de l'un ou l'autre des savants qui ont commis des "impostures"? Deviennent-ils eux-mêmes des imposteurs?
Mathieu-Robert Sauvé
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