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Marie-Andrée Bertrand, antiprohibitionniste

Les moyens utilisés dans la guerre contre la drogue et la prostitution sont pires que le mal.

Marie-Andrée Bertrand

Quelle proportion d'usagers de cannabis fait l'objet d'une condamnation au Canada? Probablement moins que ce que vous pensez: 1,2%. Plus d'un millions de personnes au Canada, dont Jacques Languirand et la fiancée de Pierre Foglia, reconnaissent en consommer alors que moins de 13,000 ont écopé de peines, souvent avec sursis.

Devant ces chiffres démontrant l'échec d'une législation fondée sur la répression, Marie-Andrée Bertrand ne peut réprimer un large sourire entendu. Ces données ne proviennent pas de la Ligue internationale antiprohibitionniste dont elle fait partie, mais d'études du Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies.

Les forces policières, toujours fières d'exposer leurs captures dans les médias, reconnaissent quant à elles que les quantités de drogues saisies, si impressionnantes soient-elles, ne représentent que de 10% à 15% du trafic.

La criminaliste bien connue, qui a conservé des charges d'enseignement dans trois séminaires de doctorat, revenait, lorsque nous l'avons rencontrée, d'un congrès international sur la protection de l'enfance et de l'adolescence à Aix-les-Bains, près de Lyon. Elle y a illustré l'échec retentissant des politiques de répression contre les drogues sur les plans tant national qu'international.

 

Réduction des méfaits

"Je n'approuve pas l'abus des drogues, mais il faut se demander si notre façon d'y faire face est la bonne. La répression contre la consommation et la possession pour usage personnel ne sert à rien. Ce n'est pas un problème de droit pénal; à qui le toxicomane fait-il du tort?" demande-t-elle.

Le contexte clandestin de consommation qui découle de la criminalisation de la simple possession entraîne un problème de santé publique, notamment à cause de l'usage de seringues contaminées, et de sécurité publique à cause de la violence des milieux criminels. "Il faut plutôt prendre soin des toxicomanes, leur fournir des traitements et des seringues propres, prévoir des lieux de consommation sécuritaires comme aux Pays-Bas et à Zurich."

D'ailleurs, fait-elle remarquer, la consommation comme telle n'est pas interdite pas les lois canadiennes ou les conventions internationales; ce sont la production, l'importation, le trafic et la possession qui sont interdits.

L'approche dite de "réduction des méfaits", visant à remplacer la répression par le traitement, a donné naissance à un mouvement international lancé par les maires de plusieurs grandes villes européennes et américaines à l'origine de la Résolution de Francfort. Le maire de Vancouver prenait position dans le même sens il y a deux semaines.

Pour Marie-Andrée Bertrand, cette approche est encore trop timide. "C'est une solution pragmatique, qui peut correspondre à une décriminalisation de fait, mais trop partielle parce que les lois restent inchangées." La réduction des méfaits mise en fait sur l'application minimaliste d'outils mal appropriés; elle demeure donc à la merci du degré de tolérance des décideurs.

À l'instar des Pays-Bas, l'Italie est allée plus loin et a elle aussi adouci ses lois. Un référendum a conduit à l'abolition de la criminalisation de l'usage des drogues, de l'emprisonnement des toxicomanes et a triplé la quantité permise pour consommation quotidienne.

En Angleterre, en Australie, aux États-Unis, au Canada - où l'on se souvient du rapport Le Dain -, des commissions d'enquête ont toutes proposé d'aller dans ce sens. "Aucun de ces pays de common law n'a modifié ses lois", a observé la criminologue.

"Le refus de l'État de donner suite aux avis de ses propres experts a sapé la confiance du public dans les institutions législatives et judiciaires et a délégitimé les lois sur les drogues. Lorsqu'une loi est incapable d'atteindre 95% des contrevenants, c'est que la population ne s'en soucie pas. Une loi prohibitionniste est inapplicable tant que la demande demeure forte et qu'il n'y a pas de plaignants."

 

Spirale de la violence

Pratiquant la politique de la réduction des méfaits pour la consommation de cannabis, le Canada maintient la ligne dure à l'égard des drogues dures. Mais des opérations du type escouade Carcajou, qui visait à mettre fin à la guerre que se livrent les motards pour le contrôle du marché des stupéfiants, n'ont réussi qu'à entraîner un surcroît de violence et la moquerie des motards.

La criminologue va jusqu'à remettre en question, dans un tel contexte, l'intervention de l'État. "L'État refuse de réguler le marché alors qu'il y a une demande. De quel droit intervient-il pour combattre ceux qui s'organisent pour répondre à la demande?"

Laisser le marché entre les mains de criminels conduit par ailleurs à l'apparition de drogues de plus en plus dures et toxiques comme le crack.

Pourquoi des pays comme le Canada persistent-ils donc dans ce cercle vicieux et sans issue de la prohibition, alors qu'ils en ont déjà expérimenté l'échec avec l'alcool? Pour Marie-Andrée Bertrand, les raisons sont de plusieurs ordres. Tout d'abord, ces pays se sont historiquement engagés dans cette voie par des conventions internationales dont ils n'osent plus se dissocier. Ils se font du même coup les défenseurs d'un certain ordre moral, même si cela conduit en fait au désordre.

Les autres raisons sont plus "souterraines". Les puissants lobbies des compagnies de tabac, d'alcool et de médicaments comme la morphine craignent l'effet qu'aurait sur leur marché la libéralisation de drogues de plaisir ou l'élargissement de leur usage médical.

La criminologue croit également que les liens entre le pouvoir politique et le marché noir ne sont pas l'apanage de la Colombie et du Mexique. Le néolibéralisme, s'accompagnant d'un discours moraliste bien commode, préfère laisser le marché sans loi parce que "l'argent de la drogue nourrit l'économie légitime".

Daniel Baril


Une loi cache-sexe

La décriminalisation de la possession de stupéfiants n'est pas la seule activité "inavouable" de Marie-Andrée Bertrand. Des militantes pour le respect des droits des "travailleuses du sexe" ont récemment sollicité son appui dans la lutte pour la survie de la maison Stella, rue Sainte-Catherine.

Il ne s'agit pas d'une maison close, mais bien au contraire d'une maison très ouverte offrant gîte, repos, protection et secours à celles qui font le plus vieux métier du monde. C'est en tant que directrice de thèses portant sur le problème de la prostitution que Mme Bertrand a été amenée à s'intéresser à la situation de ces femmes.

"J'ai d'ailleurs commencé ma carrière comme travailleuse sociale auprès de femmes condamnées dont la majorité l'étaient pour prostitution", relate-t-elle.

Le contexte juridique de la prostitution présente plusieurs similitudes avec celui de la drogue. Plusieurs criminologues estiment qu'il s'agit d'un "crime" sans victimes et sans plaignants, que la répression ne mène à rien, sinon à contraindre les prostituées à opérer dans une clandestinité propice à la violence et aux risques pour leur santé.

Les lois semblent s'inspirer de la même politique d'autruche. Comme la consommation de drogue, la consommation de sexe même rémunérée n'est pas interdite, mais tout ce qui l'entoure si: sollicitation publique et lieux de travail appelés maisons de débauche.

Autre similitude, les données sur les infractions pour "affaires de sexe" au Canada font état de 2000 cas par année! Des chiffres qui amènent, chez Marie-Andrée Bertrand, le même sourire non réprimé.

L'antiprohibitionniste a donc la même position à l'égard de ce problème qu'à l'égard de la drogue. "Il y a trois attitudes possibles, dit-elle: la répression, le laisser-faire et la régulation avec contrôle médical des prostituées et des clients."

D.B.


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