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Le bâtard de l'économisme

Le corporatisme menace la démocratie, soutient John Saul.

John Saul

"Je suis content d'être ici, dans l'amphithéâtre IBM..." C'est par cette boutade, tout à fait conforme à son style, que John Saul a ouvert sa conférence à l'École des Hautes Études Commerciales mardi dernier. L'événement constituait également le lancement québécois de son dernier ouvrage, La civilisation inconsciente.

Ex-gestionnaire d'entreprises financières et commerciales, John Saul s'est recyclé dans le roman et l'essai à saveur philosophique. La civilisation inconsciente, dont l'édition originale anglaise a remporté le Prix du Gouverneur général 1996, est le dernier volet d'une trilogie décapante commencée avec Les bâtards de Voltaire et poursuivie avec Le compagnon du doute.

Dans chacun de ces livres, John Saul s'applique à déconstruire le discours politico-économique dominant en s'amusant à en faire ressortir les contradictions, les faussetés et les mensonges. "Si les économistes étaient médecins, écrit-il, on les traînerait en justice pour faute professionnelle." En conférence, il ajoutait que "l'économie est le seul domaine où la réalité ne compte pas et où l'on peut dire n'importe quoi".

 

Corporatisme et idéologie

Dans La civilisation inconsciente, il s'en prend plus particulièrement au corporatisme, qu'il oppose à la démocratie. "Le corporatisme est une idéologie qui nie et détruit la légitimité de l'individu en tant que citoyen d'une démocratie. Le déséquilibre particulier de cette idéologie mène à un culte de l'intérêt personnel et à la négation du bien public."

Pour John Saul, la légitimité de l'État doit reposer sur l'engagement désintéressé de l'individu dans la société; c'est ce qu'il nomme individualisme, lui donnant ainsi le sens contraire de ce que le sens commun y voit. L'individualisme compris comme synonyme d'égoïsme est un détournement du sens premier du terme, soutient-il. Une distinction capitale pour comprendre le propos de John Saul, mais sur laquelle il est passé peut-être trop rapidement, tant dans son livre que dans sa conférence.

L'individualisme responsable est bien entendu possible dans notre société, convient-il, mais il n'a pas la place qui devrait lui revenir et il est écrasé par ces autres légitimités que sont Dieu, la royauté et surtout les groupes d'intérêt; trois usurpateurs qui s'entendent comme larrons en foire.

"Le langage du corporatisme d'aujourd'hui est le même que celui des dirigeants des années 1920 et gravite autour du thème "famille, travail, patrie". Pour comprendre que nous avons affaire à une idéologie, remplacez le mot "efficience" qui revient sans cesse dans le discours des corporatistes par l'expression "par la grâce de Dieu" et vous verrez que tout marche très bien."

Autre marque de l'idéologie corporatiste: l'inévitable. "Pour les gestionnaires, tout est inévitable: la crise, la décroissance, le désengagement, le chômage. Pourquoi avoir une élite dirigeante si tout est inévitable? On gaspille ainsi les résultats de 150 ans de travail."

Le problème, c'est qu'une "élite gestionnaire gère, écrit John Saul. Une crise, malheureusement, requiert de la réflexion, et la réflexion n'est pas une fonction de gestion." Et vlan!

Pour le conférencier, dont les formules-chocs se situent entre l'ironie socratique et l'imagerie satirique de Sol, l'un des pires mensonges du corporatisme et de nous faire croire que le progrès de l'économie entraîne le progrès de la démocratie. "C'est une bêtise, une fantaisie enfantine, déclare-t-il. Les avancées de la démocratie se sont toujours faites avant les bonds économiques et malgré l'économie. L'économie laissée à elle-même comme moteur du progrès conduit à la catastrophe parce qu'elle n'a pas de vision."

Cette catastrophe, nous la vivons présentement alors que ceux qui ont bénéficié des mesures sociales s'appliquent à les démonter parce qu'elles seraient nuisibles à l'économie de marché et parce qu'il faut bien sûr, c'est inévitable, payer la dette.

 

Humanisme et gestion

On pourrait croire qu'avec un tel discours John Saul était en territoire ennemi, dans une école de gestion comme les HEC. Paradoxe s'il en est un, le conférencier était, pour la deuxième fois, l'invité du groupe Humanisme et gestion, deux notions qu'il met en opposition tout au long de ses essais.

"Il est essentiel que son discours soit entendu par des gestionnaires et non seulement par les sociologues ou philosophes", nous a confié Alain Chanlat, responsable du groupe qu'il qualifie lui-même d'"antigroupe" tellement il ne cadre pas avec la culture de l'établissement.

Citant le philosophe et économiste Saint-Simon, le professeur Chanlat définit ainsi la philosophie de Humanisme et gestion: "Faire en sorte que le gouvernement des personnes soit à la hauteur du degré de sophistication de l'administration des choses."

Une vision des choses qui colle entièrement à John Saul. En effet, tout l'intérêt de son propos est dans le fait que l'auteur provient du milieu de l'économie, milieu qui maintenant doit le considérer comme un bâtard. À partir des contradictions que nous sommes à même d'observer dans le discours des économistes et des politiciens, il parvient à mettre en évidence que l'ordre actuel des choses n'est ni inévitable ni immuable; cet ordre a déjà été autrement, plus empreint d'humanisme, et pourrait le redevenir si le citoyen responsable s'en donne la peine.

Son dernier ouvrage n'est par contre pas le plus limpide. Si la critique a salué le style vif, alerte et dynamique de ses romans et des deux essais précédents, l'écriture du troisième est plutôt lourde et le fil conducteur, pas toujours évident. Peut-être est-ce dû à la traduction qui, dans ce cas-ci, n'a pas relevé de la même personne. Quoi qu'il en soit, l'ouvrage est à signaler, ne serait-ce que parce qu'il lance un couac dans la trop belle harmonie du discours dominant.

Daniel Baril


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