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Lucy in the Earth

L'histoire de l'évolution humaine révisée par Yves Coppens.

"Si toi, tu descends du singe, mon petit garçon, eh bien pas moi." Ce fut le seul commentaire que fit sa grand-mère à Yves Coppens à l'égard de son hypothèse formulée pour assembler les pièces éparses de l'histoire de l'évolution humaine.

Le célèbre paléontologue, codécouvreur de Lucy (voir l'encadré), était l'invité surprise des Belles Soirées mardi dernier, où il est venu raconter son histoire. Professeur au Collège de France, Yves Coppens possède un indéniable talent de conteur et parvient, en jonglant avec les millions d'années, les australopithèques et la tectonique des plaques, à faire une histoire facile à suivre là où plusieurs se cassent les dents.

"Ne croyez pas les médias qui prétendent que tout est chaviré chaque fois que l'on trouve un fossile nouveau, confiait-il en entrevue à Forum. Il n'y a pas de confusion et l'histoire est simple et claire."

La East Side Story, que l'on pourrait qualifier de "théorie unificatrice", repousse de 1,5 million d'années le premier passage de nos ancêtres de l'Afrique à l'Europe, accréditant du même coup l'origine unique et africaine de l'être humain. Cette sortie d'Afrique aurait eu lieu il y a 2,5 millions d'années et le premier voyageur n'était pas l'Homo erectus comme le croit la théorie classique mais son cousin aîné, l'Homo habilis.

L'ancêtre commun au genre homo prend lui aussi un coup de vieux. Yves Coppens en situe l'apparition à il y a 3 millions d'années alors que des généticiens ont avancé le chiffre de 1,5 million d'années!

L'hypothèse climatique

Toute l'histoire d'Yves Coppens gravite autour de l'hypothèse des changements climatiques. "Les premiers préhumains, les australopithèques, sont apparus il y a huit millions d'années à la faveur de bouleversements climatiques, soutient-il. La formation des glaciers sur les pôles a entraîné un assèchement du climat aux tropiques. En même temps, l'activité tectonique de la vallée du Rift, en Éthiopie, s'est réveillée. L'enfoncement de la vallée s'est accompagné d'une élévation des montagnes sur la rive ouest. À l'est, la forêt tropicale a progressivement été remplacée par la savane arboricole."

C'est dans cette savane de l'est, qui a inspiré le titre du récit de Yves Coppens, que les australopithèques (littéralement "singes du sud") vont se ramifier en de nombreuses sous-espèces parmi lesquelles on cherche l'ancêtre du genre homo.

"Il y a quatre millions d'années, poursuit le conteur, la Terre connaît un frisson accompagné d'une expansion des glaciers polaires et d'un nouvel assèchement du climat en Afrique. La savane arboricole devient steppe. Les fossiles de cette époque, toujours en Éthiopie, nous permettent de voir deux nouvelles formes d'hominidés: l'australopithèque robuste et le genre homo."

Le premier est caractérisé par une dentition énorme et forte adaptée aux végétaux fibreux alors que le second "choisit" le développement cérébral et une dentition omnivore.

À deux occasions, l'assèchement du climat aurait ainsi présidé à l'apparition de nouvelles espèces. "La sécheresse a été le moteur de la sélection et les espèces ont évolué dans le sens de l'adaptation à ce climat", soutient Yves Coppens.

Le paradis perdu

Cette théorie du changement climatique comme moteur de l'évolution a toutefois été fortement critiquée, notamment par l'ethnologue Wiktor Stoczkowski (Université de Lille), qui l'assimile au mythe du paradis perdu. L'auteur de Anthropologie naïve, anthropologie savante reproche à ce modèle de "faire de la nécessité la mère de l'innovation alors que maints exemples nous montrent le contraire".

Cette critique semble faire dire à Yves Coppens des choses qu'il ne dit pas. Le paléontologue ne croit pas que le besoin crée l'organe et ne nie aucunement que les mutations soient l'oeuvre du hasard. "La sécheresse n'est pas la cause de la mutation mais le moteur tirant le train de l'évolution dans une direction, nous précisait-il. Elle exerce une pression sélective dans un sens; les espèces mieux adaptées au nouvel environnement sont celles qui sont retenues par la sélection."

Le genre homo, avec sa bipédie, un cerveau plus performant et des dents permettant une alimentation herbivore et carnivore, avait tous les attributs pour prospérer dans la savane et la steppe.

Selon Yves Coppens, les changements climatiques sont nettement observables dans les couches du sol qu'il a remuées. "Nous avons retiré, d'un escarpement de plus de 1000 mètres représentant deux millions d'années d'histoire, quelque 50,000 fossiles de vertébrés qui démontrent un assèchement du climat. De plus, pour la période située entre -2 et -3 millions d'années, le rapport entre le pollen d'arbres et le pollen d'herbes est passé de 0,4 à 0,01, ce qui montre qu'une très grande sécheresse est survenue."

Quant au parallèle avec la mythologie, Yves Coppens ne s'en offusque aucunement et trouve la similitude plutôt "amusante".

Le Neandertal

Ce sont encore les changements climatiques qui seraient à l'origine de l'apparition du Neandertal en Europe et du pithécanthrope en Asie. Les différences anatomiques entre ces deux espèces ont fait croire à certains paléontologues que l'être humain pourrait avoir vu le jour à plusieurs endroits en même temps.

Pour Yves Coppens, l'Afrique demeure le seul berceau. Il y a 500 000 ans, affirme-t-il, le genre homo (plus précisément l'Homo habilis selon lui) était déjà partout, sauf en Amérique et en Australie. Une glaciation a alors isolé l'Europe, où l'espèce a évolué de façon indépendante en donnant l'homme de Neandertal. La même glaciation a ouvert le passage vers l'Indonésie en provoquant un abaissement du niveau des mers. La fin de la glaciation a isolé les îles indonésiennes, où l'espèce a donné le pithécanthrope.

Il y a 100,000 ans, l'ancêtre de l'Homo sapiens, apparu lui aussi en Afrique, quittait à son tour le berceau africain et partait à la conquête de la planète.

Et l'histoire de l'évolution n'est pas terminée. Même s'il affirme, de concert avec cet autre paléontologue célèbre Stephen Jay Gould, que l'évolution est imprévisible, Yves Coppens est convaincu que l'espèce humaine s'adaptera à d'éventuels changements climatiques, même causés par la pollution. "Il y a 500 millions d'années, le développement de l'atmosphère était une catastrophe. Nous sommes bien heureux aujourd'hui de l'avoir."

Et lorsque la planète ne suffira plus, l'Homo sapiens aura expédié ses représentants vers d'autres mondes, où ils donneront naissance à de nouvelles espèces. C'est du moins le rêve futuriste du paléontologue.

Daniel Baril


Lucy n'est pas notre mère

La découverte de Lucy, dans le rift éthiopien en 1974, constitue l'un des événements marquants de la très brève histoire de la paléontologie. Lucy, qui doit son nom populaire à la chanson des Beatles Lucy in the Sky, est constituée de 52 morceaux d'un même squelette, soit l'un des plus complets jamais mis à jour. Le bassin ne laisserait aucun doute quant au sexe du spécimen.

Lucy est en fait le prototype d'une espèce d'australopithèque jusque-là inconnue et que les chercheurs ont rebaptisée plus correctement australopithèque afarensis (du nom de la région éthiopienne d'Afar). "Lucy était à la fois bipède et arboricole, explique Yves Coppens. Elle se tenait debout mais grimpait encore aux arbres. Elle avait les pieds plats, marchait les jambes écartées... en roulant exagérément les hanches comme les mannequins", ironise-t-il.

Comme il s'agissait des plus vieux restes d'hominidés mis à jour, plusieurs ont voulu y voir l'ancêtre de tous les australopithèques et de l'homme moderne. C'est d'ailleurs la thèse que soutient encore le codécouvreur de Lucy, l'Américain Donald Johanson.

Cette hypothèse a par contre été abandonnée par Yves Coppens. Depuis 1974, entre 300 et 400 autres ossements ont été retirés du site d'Afar, certains présentant des différences importantes avec Lucy. Pour Donald Johanson, ces différences s'expliquent par le dimorphisme sexuel alors que Yves Coppens est porté à croire qu'il y a là deux espèces différentes. Lucy aurait ainsi cohabité avec un proche parent, l'australopithèque anamensis mis à jour récemment au Kenya et âgé de 4 millions d'années (500,000 de plus que Lucy).

"L'anamensis est un meilleur candidat pour l'ancêtre humain parce qu'il est exclusivement bipède, contrairement à l'afarensis", estime Yves Coppens. La polémique qui l'oppose à son collègue américain n'a pas brouillé leurs rapports, précise-t-il.

"Les Américains ont mis 20 ans avant de reconnaître que Lucy n'était pas exclusivement bipède", laisse-t-il par ailleurs tomber, montrant qu'il ne désespère pas de les voir se rallier à son hypothèse.

D.B.


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