George Orwell parlait,
dans 1984, du ministère de l'Amour qui s'occupait en réalité
de conflits armés, du ministère de la Vérité
qui récrivait constamment l'histoire, et nous parlons tout
naturellement du ministère de la Santé quand nous
faisons référence aux maladies, aux blessures, aux
urgences.
«La santé n'est pas seulement une affaire de soins
curatifs, explique Marc Renaud dans Être ou ne pas être
en santé, qui vient de paraître. La façon
dont une société stabilise l'emploi et les cycles
économiques, éduque ses enfants, assiste ses membres
en cas de difficultés économiques ou autres, met
en place des stratégies contre la pauvreté, le crime
et l'usage des drogues et stimule la croissance économique
et le progrès social a une influence au moins aussi grande
sur la santé que la quantité et la qualité
des ressources investies dans le dépistage et le traitement
de la maladie.»
Pour le sociologue, l'étude des déterminants de
la santé est souvent le parent pauvre de la recherche subventionnée.
On est plus intéressé à trouver la façon
de guérir telle ou telle pathologie qu'à connaître
les moyens de demeurer en santé, ce qui ne signifie pas
nécessairement «ne pas être malade».
«Une définition plus positive pourrait être
"se sentir en bonne forme", autrement dit, pouvoir vivre
pleinement, selon ses propres potentialités», signale
le sociologue.
L'édition originale de cet ouvrage, paru en 1994, a connu
un sort exceptionnel au Canada anglais. Non seulement les ventes
ont dépassé les 20 000 exemplaires, mais elles ont
mené à la création, par le premier ministre
Jean Chrétien, d'un forum national sur la santé.
De plus, l'ouvrage a inspiré de nombreux gouvernements
provinciaux (dont celui du Québec), qui ont pris en considération
les nouveaux arguments dans les réformes qu'ils ont entreprises
de leur système de soins.
«Pour nous, il est clair qu'il y a suffisamment d'argent
dans ce système», a dit M. Renaud au lancement de
l'édition française, qui s'est déroulé
chez l'ambassadeur canadien à Paris, Jacques Roy, l'automne
dernier. «Mais comment faut-il le réformer? Comment
extirper de ce système les composantes les moins bénéfiques?
Comment à la fois mieux soigner les gens malades et libérer
des fonds pour investir dans l'amélioration de la santé?»
Ce livre ne répond
pas noir sur blanc à ces questions mais offre certaines
pistes à explorer. En tout cas, à titre de coprésident
de l'Institut canadien de recherches avancées (ICRA), M.
Renaud est très fier de la collaboration fructueuse de
part et d'autre de l'Outaouais.
«Ce livre est une oeuvre collective, unique en son genre,
de Québécois francophones et de Canadiens anglophones
provenant de toutes sortes de disciplines qui ne sont pas habituées
à se parler. D'une certaine manière, l'ICRA est
l'image de ce que pourrait être le Canada si seulement nous
arrivions à faire fonctionner ce pays à la satisfaction
de tout le monde: un lieu de création dans la diversité.»
À noter, parmi les textes réunis dans cet ouvrage,
celui de Patricia Baird, généticienne de Vancouver
qui s'est rendue célèbre par la Commission royale
d'enquête sur les nouvelles techniques de reproduction,
qui a porté son nom. Elle rappelle de façon pertinente
que, «chez une femme en bonne santé, plus de la moitié
des ovules fécondés ne parviennent pas à
produire des naissances vivantes». La fertilité,
ce n'est donc jamais du 100 %.
Autre texte frappant, celui de Robert Evans qui, pour démontrer
que l'on vit plus longtemps et en meilleure santé quand
on est en haut de l'échelle sociale, compare sans rire
des fonctionnaires britanniques en situation de stress à
un groupe de babouins, où la hiérarchie joue un
rôle majeur. Comme chez leurs confrères primates,
les babouins de niveau social élevé réagissent
mieux au stress que leurs subordonnés.
«Il est intéressant de rapprocher ces résultats
des observations réalisées sur les humains qui souffrent
de dépression, qui présentent également une
perturbation du mécanisme de régulation de la sécrétion
du cortisol», écrit l'auteur.
Si l'on s'attardait davantage aux situations qui agrandissent
les écarts entre les riches et les pauvres, laisse-t-il
entendre, peut-être ferait-on du même coup la lutte
aux problèmes de santé...
«À l'orée du XXIe siècle, écrit
M. Renaud dans la conclusion, une épreuve de force semble
donc se dessiner entre la déesse de la médecine,
Panacée, qui devient de plus en plus ambitieuse et habile
dans ses tentatives pour vaincre la mort, et Hygiée, déesse
de la santé publique et grande prêtresse des réformes
sociales.»
Mathieu-Robert Sauvé
Collectif sous
la direction de Robert G. Evans, Morris L. Barer et Theodore R.
Marmor, Être ou ne pas être en santé,
Presses de l'Université de Montréal-John Libbey
Eurotext, 1996, 359 pages.