Les médias ont
fait état ces derniers temps du phénomène
de résistance bactérienne. Le problème inquiète
grandement les milieux médicaux puisque certaines bactéries
résistent à tout ce que l'homme a conçu pour
les combattre.
«En 1950, la blennorragie se soignait avec 160 000 unités
de pénicilline, c'est-à-dire à peine une
goutte», explique le Dr Pierre Turgeon, professeur à
la Faculté de médecine et chef du Service de microbiologie
et des maladies infectieuses de l'hôpital Saint-Luc. «Aujourd'hui,
il en faudrait 30 fois plus, soit 4,8 millions d'unités.
Aucune fesse ne peut supporter un tel supplice. Heureusement,
nous possédons d'autres antibiotiques pour combattre le
gonocoque.»
Malgré le «Vietnam rose» des années
1970, le milieu médical n'a pas vu venir le coup, reconnaît
le médecin. «Jusqu'en 1990, les compagnies pharmaceutiques
ont produit beaucoup de nouvelles molécules antibiotiques,
puis ont cessé les recherches dans ce domaine parce que
l'on considérait avoir tout ce dont on avait besoin.»
Sélection naturelle
Mais entre-temps, les bactéries reconstituaient leurs armées
pour revenir en force. Les lois de la sélection naturelle
ont si bien fonctionné qu'elles ont réussi à
produire ce que l'évolution aurait mis plusieurs siècles
à accomplir.
Le phénomène de la résistance des bactéries
est dû à deux facteurs. Une dose d'antibiotiques
trop faible, ou prise de façon incomplète, n'éliminera
que les bactéries les plus faibles, laissant la place aux
plus fortes qui peuvent alors occuper toute la niche. Si cette
nouvelle génération est à son tour exposée
à des antibiotiques qui ne la font pas disparaître,
le cycle de la sélection du plus fort se répète.
Il est également possible que des bactéries développent
des résistances en réaction à l'antibiotique
avec lequel elles sont en contact. Elles disposent pour cela d'un
stock inépuisable de gènes constitué au cours
des 3,5 milliards d'années d'évolution et qu'elles
parviennent à s'échanger entre elles.
Les milieux médicaux reconnaissent leur part de responsabilité
dans la fabrication de ces nouveaux petits monstres. L'émission
Le Point du 9 décembre dernier rapportait qu'il se fait
chaque année au Canada 25 millions d'ordonnances d'antibiotiques,
dont la moitié sont inutiles!
À la demande de patients, nombre de médecins n'hésitent
pas à prescrire des antibiotiques pour soigner un rhume
ou la grippe, même si ces médicaments n'ont aucun
effet sur ces maladies d'origine virale.
«Le problème, reprend Pierre Turgeon, c'est qu'une
grippe peut dégénérer en pneumonie, chez
les gens faibles comme les personnes âgées, si elle
n'est pas soignée. Comme la pneumonie peut se guérir
par antibiotiques, plusieurs médecins préféreront
donc ne pas prendre de risques.»
Plusieurs préfèrent également céder
à la demande des patients plutôt que prendre le temps
de les informer. «Lorsque nous refusons de donner des antibiotiques
à une personne enrhumée, nous savons qu'elle ira
ailleurs jusqu'à ce qu'elle en trouve, affirme-t-il. De
plus, certains médecins ne sont pas suffisamment sensibilisés
aux risques de prescrire des antibiotiques à mauvais escient.»
À son avis, trois précautions fort simples pourraient
limiter les dégâts, du moins en milieu extrahospitalier.
À l'endroit des médecins, il recommande de ne recourir
aux antibiotiques qu'en cas de nécessité et, si
possible, d'utiliser les plus sélectifs de préférence
à ceux à large spectre. À l'endroit du public,
il rappelle qu'une ordonnance d'antibiotiques doit être
prise jusqu'à la fin, même si les symptômes
ont disparu, afin d'éliminer les quelques bactéries
restantes et qui risquent d'être les plus fortes. Finalement,
il invite les patients à ne pas jouer aux médecins
et à ne pas donner leurs restes d'antibiotiques à
d'autres personnes présentant des symptômes semblables.
Cercles vicieux
En milieu hospitalier, le problème est encore plus grave
qu'à l'extérieur. Les bactéries présentes
dans ces milieux pourtant aseptisés sont les plus résistantes
qui soient parce qu'elles ont été soumises à
tout un cocktail d'antibiotiques les plus puissants.
Trois bactéries sont particulièrement résistantes
et inquiétantes: l'entérocoque, qui peut causer
une infection du sang par voie biliaire, par les cathéters
ou par les plaies; le staphylocoque, qui infecte également
les plaies; et le pneumocoque, qui peut entraîner des pneumonies
et des méningites.
En 1994, 9 % des souches de pneumocoques étaient «modérément
résistantes» à la pénicilline. En deux
ans seulement, le taux est passé à 25 %, incluant
14,6 % de souches maintenant «très résistantes».
On combat maintenant le pneumocoque à l'aide de la vancomycine,
alors qu'une nouvelle souche d'entérocoques résistante
à cet antibiotique plus puissant fait son apparition dans
les hôpitaux... Cette nouvelle souche proviendrait des États-Unis,
où l'on prescrit des antibiotiques encore plus allègrement
qu'ici.
«Les germes en milieu hospitalier sont parfois multirésistants
et les patients sont immunosupprimés, constate le Dr Turgeon.
Mais personne n'ose arrêter la roue: quand vous avez investi
tous les efforts nécessaires pour sauver quelqu'un par
une greffe du foie, vous ne pouvez pas risquer qu'il meure d'une
infection opportuniste.»
Face à cette menace croissante, Pierre Turgeon met ses
espoirs dans la recherche pharmaceutique, d'où il espère
voir surgir de nouvelles molécules.
Vaccin antigrippal
La situation est moins
alarmante du côté des proches parents des bactéries,
c'est-à-dire chez les virus. Comme les bactéries,
les virus mutent et le champion de la mutation est sans doute
le virus de la grippe. Par contre, on ne peut imputer ces mutations
aux armes déployées pour lui faire la guerre puisque
dans ce cas-ci les armes, c'est-à-dire les vaccins, ne
sont pas dirigées vers l'ennemi mais vers le patient lui-même.
«Le vaccin est une photo du virus que l'on présente
au système immunitaire pour qu'il le reconnaisse plus rapidement
et le neutralise une fois en sa présence», explique
le Dr Richard Gauthier, pneumologue à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont
et professeur à la Faculté de médecine. Il
a mené, il y a quelques années, une étude
sur l'efficacité de la vaccination contre la grippe chez
des malades du poumon séjournant à domicile. «En
aucun temps, tient-il à préciser, le vaccin ne donne
la maladie.»
La vaccination contre la grippe suscite des polémiques
récurrentes, mais le Dr Gauthier est convaincu de la pertinence
de ces programmes. «Lorsque la grippe est très virulente,
on enregistre aux États-Unis un excès de 40 000
décès par rapport à la normale. Mais le vaccin
ne protège pas contre le rhume et, comme les gens ne font
souvent pas la différence, ils croient que le vaccin est
inefficace.»
On connaît 200 souches de virus du rhume et cette affection
est trop bénigne pour justifier un vaccin.
Même si tous peuvent en souffrir à des degrés
divers, les principales victimes de la grippe sont les personnes
âgées et les malades chroniques, qui constituent
les clientèles cibles des campagnes de vaccination. Le
problème, c'est qu'il faut recommencer chaque année
puisque le virus, sans que l'on sache pourquoi ni comment, change
de visage à chaque retour de saison.
Même si d'une année à l'autre ces changements
sont minimes, ils sont suffisants pour que le vaccin de l'année
précédente ait moins d'effet. D'ailleurs, 75 % des
anticorps ont déjà disparu huit mois après
l'inoculation; ce qui n'empêche toutefois pas le système
immunitaire de conserver en mémoire le souvenir de l'infection
pendant de nombreuses années et de mieux résister
si l'intrus se représente.
Le Dr Gauthier est également convaincu que les vaccinations
annuelles, auxquelles lui-même se soumet, n'affectent pas
le système immunitaire, quoi qu'en dise Guylaine Lanctôt.
«Il y a très peu de réactions à la
vaccination et la seule contre-indication est l'allergie aux oeufs
parce que les vaccins sont produits à partir des oeufs.
Si nous sommes aux prises avec des épidémies ou
de nouvelles maladies, ce n'est pas parce que notre système
immunitaire est plus faible que celui de nos grands-parents mais
parce que nos modes de vie ont changé. Nous côtoyons
plus de monde et, à l'échelle de la planète,
l'homme pénètre des territoires vierges où
il entre en contact avec des virus qu'il ne connaissait pas.»
Malgré le jeu de cache-cache de la grippe, les autorités
médicales sont en mesure de dresser le portrait-robot assez
fidèle de l'agresseur avant qu'il frappe. «Il y a
des postes sentinelles partout dans le monde qui font des prélèvements
de virus, notamment en Asie, d'où proviennent - pense-t-on
- la majorité des virus de la grippe, poursuit Richard
Gauthier. À partir de l'analyse de ces prélèvements,
l'Organisation mondiale de la santé définit le type
de vaccin à produire et qui, pour ne pas rater la cible,
sera dirigé contre trois souches de grippe. Généralement,
on ne se trompe pas.»
La grippe connaît par ailleurs un cycle d'une dizaine d'années
au terme duquel elle réapparaît avec des mutations
majeures. C'est à ce moment que les risques de pandémie
sont les plus grands. Ce sont ces mutations importantes qui ont
causé des épidémies ravageuses comme celles
de la grippe espagnole en 1918 et de la grippe de Hong Kong en
1968. La grippe espagnole, qui en fait a été amenée
en Europe par les soldats américains, a entraîné
la mort de 15 à 20 millions de personnes dans le monde.
Selon le Dr Gauthier, les mécanismes de surveillance, les
vaccins et les antibiotiques nous protégeraient aujourd'hui
contre une telle hécatombe.
Daniel Baril