À la mémoire de Giuseppe Paolo Samonà,
professeur invité pour les études italiennes au
Département d'études anciennes et modernes de l'Université
de Montréal de 1984 à 1987.
Giuseppe Paolo, G.P. pour les amis, est mort dans sa maison de
Rome, après de longs mois de souffrances. Il avait, je
crois, 62 ans, peut-être un peu plus, peut-être un
peu moins: en tout cas, trop peu par rapport à sa vitalité,
à son inépuisable disposition à rêver,
à sa volonté de transformer ses rêves, et
les rêves des autres, en réalité. Quelques
jours avant de partir, tout en étant conscient que son
aventure sur terre approchait de la fin, il profitait des pauses
(de plus en plus rares) que la douleur lui laissait pour faire
des projets. Il pensait, entre autres, à retourner à
Montréal, une ville qu'il a aimée et qui l'a aimé.
C'est aussi pour cela que nous, amis, étudiants, collègues
de l'U de M, avons décidé de lui rendre hommage;
et nous nous sommes réunis, le 26 octobre, à une
semaine exactement de sa mort, avec nos souvenirs, nos larmes,
nos rires. Pour lui dire, au cas où il pourrait nous entendre,
que Montréal, «sa» Montréal, l'aime
encore. Pour le dire à Rebecca, sa fille. Pour le dire
à nous-mêmes et, peut-être, pour rendre ainsi
moins insupportable l'insupportable. Hommage français,
le français des Italiens, car G.P. aimait cette langue
et parfois s'obstinait à la parler même quand ce
n'était pas nécessaire. Il aimait le français,
comme il aimait d'autres langues, car sortir de l'italien et de
l'Italie était pour lui une autre façon de rêver.
G.P. était un homme complexe, aux multiples facettes. Farouchement
attaché à sa famille tribale et à son pays
d'origine, l'Italie (ou, parfois, la Sicile; ou encore, plus récemment,
les Abruzzes, qu'il a choisis comme sa dernière demeure),
il a su élargir les frontières de sa tribu jusqu'aux
dernières limites du monde. Il aimait voyager, dans la
réalité et dans l'imagination, dans des lieux lointains
et lointains entre eux, avec une incroyable aptitude à
adopter et à se faire adopter: ainsi, l'Afrique a été
sa maison, non moins que Montréal; ici comme là-bas
il a laissé des amis. La Russie l'attendait. Il projetait
également de revenir parmi nous pour faire entre autres
un long voyage en voiture à travers l'Amérique.
Complexe aussi était la façon originale qu'il avait
d'interpréter son rôle d'italianiste et de comparatiste,
aussi bien que la hiérarchie de ses passions d'études:
comment, en fait, établir un ordre cohérent entre
Belli et Tomasi di Lampedusa, la littérature russe du XIXe
siècle et les textes marxistes, ou encore les films de
Totò? Qu'est-ce qu'il étudiait, vraiment, et quand?
Tous ses étudiants, je pense, se sont posé ces questions,
convaincus en même temps d'avoir appris de lui quelque chose
de fondamental et d'unique. Du reste, complexe, G.P. l'était
à tous les points de vue: prince et trotskiste, libertaire
et homme d'ordre, homme d'action et poète, agité
et stoïque, enthousiaste et fataliste, moine et acteur, c'était
souvent très difficile de comprendre du premier coup ce
qu'il pensait vraiment. Il fallait «le laisser venir»,
lui libérer la scène, pour permettre à ses
nombreux détours de se mettre en place: alors, la récompense
était assurée. Derrière son théâtre,
qui nous a à la fois charmés et exaspérés,
G.P. a su nous offrir une rare intelligence des choses, avec une
générosité que je n'ai jamais connue chez
aucun autre être humain. Son dévouement aux autres,
connus ou inconnus, son sens de la justice étaient sans
bornes. Sans bornes aussi était son humour, cette capacité
qu'il avait de transformer les drames, ou même sa rage,
en rire, dévorant la vie avec un appétit plein de
grâce. Et peut-être ç'a été ça,
la vie, son vrai talent: cette vie qu'il aimait passionnément
et qui le voyait prêt à repartir avec enthousiasme
(le sette vite, c'est le titre de son livre de poésie,
dont plusieurs poèmes furent inspirés par ses années
montréalaises), en dépit de toute difficulté
(jamais je ne l'ai entendu se plaindre du destin, qui pourtant
n'a pas été tendre envers lui); cette vie qu'il
vivait à plein et que néanmoins il a quittée
sans un seul mot de reproche, avec le détachement d'un
ancien Romain ou d'un vieux samouraï; nonchalant - comme
Montaigne aurait dit - de la mort et de son jardin imparfait,
mais aussi désireux que les gens qui l'ont aimé
puissent continuer à le cultiver après lui.
Merci et ciao, G.P., tes amis de Montréal ne t'oublieront
pas.
Giuseppe A. Samonà