Pour le Prix Nobel de chimie, l'univers n'est ni totalement
déterministe
ni totalement aléatoire.
Ilya Prigogine, chimiste,
physicien et philosophe, prix Nobel de chimie en 1977, titulaire
de 37 doctorats honoris causa, était le conférencier
de la trentième conférence Augustin-Frigon, événement
tenu chaque année à l'École Polytechnique.
Le scientifique belge d'origine russe est surtout connu pour avoir
réintroduit la dimension du temps en physique, ce qui,
aux yeux de certains, constitue une révolution dans la
pensée scientifique contemporaine.
M. Prigogine parle de la «redécouverte du temps»
parce que Newton et Einstein ont considéré que cette
dimension n'existait pas en dehors de l'esprit humain. Pour Newton,
les lois de la nature sont fixées à jamais, toujours
les mêmes dans le passé comme dans l'avenir. Pour
Einstein, le temps est une illusion et seules les limites de notre
connaissance nous empêchent de voir le futur avec exactitude
et certitude.
Il découle de ces approches totalement déterministes
que le libre arbitre ou même la créativité
n'existent pas. Ilya Prigogine récuse cette vision des
choses qui conduit, à son avis, tout droit à l'absurde.
«Le déterminisme ne saurait s'arrêter à
la porte de notre cerveau», fait-il remarquer. Sinon, on
doit entrevoir l'être humain comme extérieur à
la nature.
La perspective déterministe entraîne également
plusieurs dualités et dichotomies non seulement entre la
science et la culture, mais aussi entre la physique et les sciences
évolutionnistes et, à l'intérieur de la physique
elle-même, entre la mécanique classique et la mécanique
quantique. Il y aurait même une dualité en physique
quantique entre des équations déterministes et des
«états de potentialité».
Tout le travail d'Ilya Prigogine consiste à dépasser
et à réconcilier ces dualités. Sa solution
réside dans ce qu'il appelle «la flèche du
temps». «Le temps joue un rôle de construction
du réel qui n'est qu'une possibilité parmi d'autres,
soutient-il. S'il y a des objets organisés et d'autres
qui ne le sont pas, c'est l'effet du temps.»
Il lui apparaît donc impensable que le temps soit une création
de l'esprit. «Nous sommes plutôt les enfants du temps,
déclare-t-il. L'homme est un possible qui a été
réalisé.» Paraphrasant Sartre, il ajoute que
«le temps précède l'existence. Si l'univers
a eu un début, le temps n'en a pas eu.»
La fin des certitudes
Si le temps intervient de façon dynamique dans la construction
et l'évolution, «le futur n'est donc pas donné
par le présent et il n'est pas déterminé»,
n'en déplaise à Jojo Savard.
À l'appui de sa thèse se trouvent les lois du chaos,
qu'il a contribué à élaborer et selon lesquelles
il est impossible de prévoir l'évolution d'un système
complexe ou instable parce que les conditions initiales sont infinies
et les possibilités d'évolution tout aussi infinies.
L'univers serait doté d'un potentiel d'auto-organisation
et pouvant s'exprimer différemment avec le temps. «L'incertitude
n'est pas due à notre ignorance», réplique-t-il
à Einstein.
À son avis, les lois physiques considérées
comme des certitudes sont du domaine de la théologie. «La
certitude est associée à l'image de Dieu. Dieu ne
doute pas, il comprend tout, il n'a pas de début et connaît
l'avenir.» Les connaissan-ces actuelles nous révèlent
plutôt un monde instable, fait de fluctuations, de transformations
et d'évolutions.
Mais pour Ilya Prigogine, les lois de la nature ne sont pas pour
autant totalement aléatoires et imprévisibles. En
fait, il n'y aurait ni déterminisme pur ni hasard pur;
il nous faut trouver l'espace étroit entre ces deux situations
qui seraient toutes deux aliénantes. «Nous pouvons
rationaliser le hasard, affirme-t-il, et les racines de la probabilité
sont dans la nature.»
Il faut les trouver et, heureusement pour le journaliste de Forum,
sa conférence n'avait pas pour but de démontrer
que dans son système mathématique la probabilité
ne diminue pas la justesse de la prédiction, mais l'augmente.
Science humaniste
La contribution d'Ilya Prigogine à la compréhension
des lois de l'univers a également des répercussions
sur les sciences humaines. «Le changement dans notre façon
de voir les lois de la nature entraîne des changements dans
notre compréhension de l'être humain, avance le chimiste.
Quand on a une image de la nature comme étant quelque chose
que l'on peut contrôler, on peut aussi penser que l'homme
est quelque chose que l'on peut contrôler. Si la nature
est un automate, il est difficile de ne pas voir l'homme comme
un automate.»
Par contre, une vision de l'incertitude et de l'autoconstruction
accorde une place à la créativité comme moyen
de participer à l'organisation de la vie. La fin des certitudes
en sciences amène aussi la fin des certitudes en politique
et en sociologie avec, espère le savant, une plus grande
place faite à la tolérance.
Pour mieux connaître la pensée de M. Prigogine, on
pourra lire ses deux plus récentes publications, La fin
des certitudes (Éditions Odile Jacob, 1996) et Les lois
du chaos (Flammarion, 1994).
Daniel Baril