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«J'ai le mot
sur le bout de la langue!»

Une importante étude internationale tentera de cerner
comment le cerveau construit le langage.


«T'sé, des affaires fumées qu'on se met devant les yeux...» Dans cette publicité plutôt grotesque pour une boisson gazeuse dont le nom se termine par «i» et qui ressemble à du Coke, Claude Meunier illustre de façon éloquente cette désagréable expérience où l'on ne parvient pas à trouver le mot pour dire ce que l'on veut dire.

L'épuisement de la liste des synonymes, des mots apparentés par la forme ou par la sonorité, des mots étrangers ayant un lien contextuel devient une véritable torture mentale, mais rien n'y fait. On tourne littéralement autour du pot et souvent le mot ne jaillit qu'une fois que l'on n'y pense plus.

Une telle expérience, généralement sans conséquence fâcheuse, amène par ailleurs les spécialistes du langage - psycholinguistes, neurolinguistes et psychologues - à se poser des questions fondamentales: comment le cerveau se représente-t-il et organise-t-il les mots? Comment emmagasine-t-il l'information permettant de construire un lexique mental et comment y donne-t-il accès?

Autrement dit, pourquoi Claude Meunier ne parvient-il pas à trouver le mot «verre» alors qu'il sait que la chose est «fumée», qu'elle sert à la vision et que ce n'est pas du saumon? L'exemple est caricatural mais indique que son cerveau est en mesure de concevoir l'objet et sa fonction; toutefois il ne lui donne pas accès au mot pour le nommer.

C'est pour tenter d'apporter des réponses à ces questions que Gonia Jarema, professeure au Département de linguistique et chercheuse au Centre de recherche du Centre hospitalier Côte-des-Neiges, a lancé un vaste projet multidisciplinaire portant sur l'architecture du lexique mental. «Nous voulons savoir sous quelle forme le cerveau enregistre les mots - en entier ou en décomposant les morphèmes -, quel type d'information est contenu dans ces "entrées" et comment s'organisent les liens permettant de construire un vocabulaire et un langage», explique-t-elle.

D'une durée de cinq ans, cette recherche actuellement dans sa phase initiale a déjà obtenu une subvention de plus de un million de dollars octroyée par le Centre de recherches en sciences humaines dans le cadre de son programme des grands travaux de recherche concertée. Elle met à contribution 22 chercheurs répartis dans 12 pays.

Le dictionnaire mental

Deux grandes théories, débattues depuis une vingtaine d'années, ont cours pour expliquer le processus mental de la formation du vocabulaire. La première voudrait que l'entrée de base du lexique soit le mot en entier. Selon cette hypothèse, chaque mot que nous connaissons et chacune de ses variantes (cheval, chevaux, chevalier, etc.) constitueraient autant d'unités indépendantes et complètes enregistrées par l'activité cérébrale à la manière d'un dictionnaire.

La seconde théorie soutient que ce serait plutôt le morphème qui constituerait la base du lexique mental. Notre cerveau construirait les mots à partir de la racine à laquelle s'ajouteraient les préfixes et les suffixes (faire/re-faire; aime/aim-ons) à la manière d'une grammaire. Ceci permet une économie de rangement mais fait appel à des processus de connexion plus complexes.

Le projet que dirige Gonia Jarema ne privilégie aucune des deux hypothèses, qui sont à la fois confirmées et infirmées par les recherches. «Nous voulons proposer une théorie expliquant l'ensemble du processus langagier au terme de la recherche», avance-t-elle avec prudence.

Les deux hypothèses n'épuisent d'ailleurs pas toutes les possibilités puisque «plusieurs types de lexiques peuvent exister et interagir, signale la chercheuse. Les mots peuvent aussi être emmagasinés selon leur sens ou encore selon leur forme graphique ou sonore.» C'est ce qui expliquerait que l'on peut avoir un mot «sur le bout de la langue» alors que seuls sa terminaison ou des mots de formes semblables nous viennent à l'esprit.

Une approche translinguistique

En plus de miser sur l'interdisciplinarité, le projet innove en faisant porter simultanément les travaux sur une douzaine de langues ayant des règles de construction lexicale et grammaticale différentes. Ces langues vont du français à l'hébreu en passant par le chinois, le persan et le finnois.

«En anglais, donne comme exemple Mme Jarema, les racines sont aussi des mots: walked vient de walk, qui est un mot complet. En grec par contre, les racines sont toujours des non-mots: anthrop n'existe pas sans la terminaison os. En arabe, les racines correspondent plutôt à des consonnes.»

Les constructions de phrases diffèrent également d'une langue à l'autre. Si en français les mots doivent occuper une place précise déterminée par leur fonction, dans certaines langues dites «à flexions», comme le polonais, les mots peuvent être dans des ordres variables et c'est alors leur forme qui indique leur fonction. Les rosa, rosa, rosam de la classe de latin sonnent encore à mes oreilles!

«La comparaison entre ces langues, espère la chercheuse, nous permettra de départager ce qui est universel dans le processus lexical et ce qui est propre à une langue donnée.»

Le protocole de recherche sera établi à partir de tests français et anglais que chaque collaborateur aura à adapter à sa langue. Dans chaque cas, les tests seront effectuéschaque cas, les tests seront effectués auprès de trois catégories de personnes: des gens ayant toutes leurs facultés lexicales, des personnes aphasiques et des personnes génétiquement dysphasiques, c'est-à-dire souffrant de troubles innés du langage.

«Comme l'aphasie peut toucher toutes les composantes du langage, elle constitue une "fenêtre" sur le fonctionnement normal en nous fournissant des données externes pouvant éclairer la théorie», explique Gonia Jarema.

Le modèle psycholinguistique qui résultera de cette recherche aura également des retombées directes sur les interventions cliniques. En connaissant mieux le processus d'élaboration des mots et du langage, les cliniciens pourront diagnostiquer les troubles de façon plus précise et élaborer des programmes d'intervention orthophonique mieux ciblés.

Le projet prévoit par ailleurs la tenue de deux conférences internationales, l'une à Montréal et l'autre à Edmonton, afin de livrer les conclusions des travaux et de les confronter aux autres recherches actuelles sur le sujet. Ces deux villes deviendront, au terme de ces travaux, les hôtes d'un centre de recherche international sur le lexique mental.

Outre Mme Jarema, le projet est codirigé par Eva Kehayia, de l'Université McGill, et Gary Libben, de l'Université d'Alberta.

Daniel Baril


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