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Comment fonctionne le cerveau?

Bruno Cardu propose un modèle unitaire de l'activité cérébrale
et de l'activité psychologique: le «cerveau catégoriel».


L'interprétation la plus largement répandue en neurophysiologie et en psychophysiologie veut que les habiletés humaines soient les résultats de l'activité de centres neuronaux hautement spécialisés. Certains neurones ou centres seraient ainsi spécialisés dans la mémorisation, le langage, la perception des couleurs, du mouvement, etc.

Selon Bruno Cardu, professeur retraité du Département de psychologie où il a enseigné pendant 37 ans, les résultats des recherches en neurophysiologie sensorielle ne permettent pas de tirer une telle conclusion. «Je ne conteste pas les données de ces recherches, mais les interprétations que l'on en fait», déclare-t-il.

Dans un livre qu'il vient de publier, le professeur Cardu oppose à cette vision du cerveau surspécialisé un modèle unitaire qu'il appelle le «cerveau catégoriel (1)». Il fait référence ici aux catégories a priori définies par Emmanuel Kant comme étant des préalables à la connaissance. «La connaissance vient de l'expérience, mais, pour que l'on soit capable d'établir des relations entre les événements ou les perceptions, il faut supposer une capacité d'analyse conceptuelle préalable», explique-t-il. Cette capacité, à son avis, est nécessairement innée.

Fonctionnement unitaire

Kant avait défini une douzaine de ces catégories, dont la causalité, la similitude, l'inférence ainsi que les notions d'ordre, d'espace et de temps. Sur le plan philosophique, les scientifiques n'ont jamais remis en question l'existence de principes innés dans le développement de la connaissance. Il y a mésentente toutefois sur la nature et la portée de ces fonctions.

Bruno Cardu ramène les catégories de Kant à une seule, qu'il appelle la «catégorie relationnelle», toutes les autres lui paraissant comme des expressions diversifiées de cette même fonction appliquée à des expériences différentes. Cette catégorie a son «siège» dans le cerveau catégoriel, qui est «une fonction supérieure émergeant de l'activité de nos milliards de neurones».

Cette fonction d'émergence peut se comparer à la relation existant entre une molécule et les atomes qui la composent; on ne peut déduire, par exemple, les propriétés d'une molécule d'eau à partir des propriétés des atomes d'hydrogène et d'oxygène pris isolément. Lorsque ces atomes sont réunis, il en émerge un nouvel état.

La fonction catégorielle n'a donc rien de métaphysique pour le professeur; elle se situe plutôt dans la lignée de la conception évolutionniste du système nerveux telle qu'elle a été élaborée par Hughlings Jackson, père de la neurologie moderne.

Ce modèle permet d'imaginer un fonctionnement cérébral unitaire qui, à son avis, expliquerait mieux les phénomènes observés en recherche. «Pour la neurophysiologie, explique-t-il, la perception est le fruit de plusieurs opérations réalisées en chaîne; d'abord la stimulation rétinienne, puis celles de la région cérébrale striée, puis de la région parastriée, etc. Selon le modèle catégoriel, la perception est un état psychologique existant d'emblée et non le résultat d'une série d'opérations.»

En psychologie expérimentale, la tendance à étudier des phénomènes simplifiés et dépecés à outrance, héritée des sciences pures, a amené les chercheurs à perdre de vue la conception unitaire du fonctionnement cérébral. «Les fonctions psychologiques sont subdivisées en fonctions séparées comme la "mémoire", la "perception", l'"intelligence", le "langage", etc. Chaque fonction est traitée isolément, sans que l'on s'occupe de ce qui la relie à d'autres mécanismes», déplore l'auteur.

Des relais plutôt que des centres

Bruno Cardu rejette donc la théorie localisationniste des fonctions cérébrales. «Le monde n'a pas besoin d'être représenté dans le cerveau comme une sorte de plaque photographique, écrit-il. Une ligne verticale, par exemple, n'a pas à être représentée dans le cerveau par l'activité d'une cellule détectrice; elle ne peut être qu'une interprétation catégorielle, impliquant une activité globale du cerveau, puisque la saisie et la reconnaissance de l'orientation verticale doit impliquer implicitement la capacité catégorielle du sujet de la différencier des autres orientations.»

La même chose pourrait être démontrée avec la perception du mouvement. Les neurones responsables de cette perception ne sont pas «des cellules détectrices de mouvement per se; ce sont tout simplement des cellules dont les seuils d'excitation en permettent la saisie.» Les mêmes cellules pourraient intervenir dans d'autres situations.

Quant à la perception des couleurs, la contribution des cellules nerveuses à cette reconnaissance ne serait qu'indirecte; elles sont sensibles à l'impact énergétique de la lumière alors que la sensation de couleur se situe sur le plan subjectif du cerveau catégoriel. L'activité psychologique et l'activité cérébrale deviennent dans cette théorie deux aspects différents d'une même réalité.

Le professeur Cardu ne nie pas pour autant l'existence de zones ou de centres ayant un rôle déterminant dans la réalisation de certaines habiletés, comme le langage par exemple. Ceci est d'ailleurs mis en évidence avec des lésions cérébrales entraînant des perturbations du langage. «S'il y a des régions spécialisées, cela ne veut pas dire qu'elles sont des localisations ou des centres de fonctions. La diminution par une lésion d'une activité intellectuelle peut toucher le langage parce que celui-ci fait appel entre autres à la mémoire et à l'intelligence.»

Les fameux centres de la parole seraient plutôt des relais ou des plaques tournantes d'un réseau. Ceci expliquerait d'ailleurs comment il se fait que certaines fonctions se rétablissent alors que leur supposé «centre» a été détruit.

Bruno Cardu se défend bien d'avoir produit un essai philosophique. «Mes propos s'appuient sur les plus récentes données de la recherche en neuropsychologie expérimentale», tient-il à souligner. Malgré sa retraite récente, il conserve des activités de recherche au Département de psychologie et se consacre entre autres à l'édition revue et augmentée de son volume, qui paraîtra prochainement en anglais.

Daniel Baril

(1) Bruno Cardu, Pour un cerveau catégoriel, Théorie de l'émergence et relation cerveau-pensée, Presses de l'Université de Montréal, 1996, 330 pages.


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