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Lettre ouverte à Serge Larivée
sur la science, la pseudoscience
et la psychanalyse

Cher collègue,
Dans le numéro de Forum du 9 septembre 1996, on rapportait certains de vos propos au sujet des «interventions psychosociales» et de la psychanalyse en particulier. Sous prétexte de critiquer votre propre profession et les interventions en question, vous concentrez vos attaques sur la psychanalyse, soi-disant «exemple typique de pseudoscience dépourvue de toute base intellectuelle sérieuse et qui se dérobe à toute tentative de vérification». Vous parlez même de fraude. En tant qu'un de ceux qui enseignent la théorie psychanalytique à notre université, je ne saurais rester indifférent à des phrases aussi graves.

Si Forum vous cite correctement, il me faut m'insurger avec la dernière énergie contre vos propos qui, se présentant sous les apparences d'une critique rationnelle et scientifique, reposent en fait sur des bases tout à fait fausses, et ce, tant au sujet de la psychanalyse qu'à propos des idées de Karl Popper, sur lequel vous croyez pouvoir vous appuyer. Comme vous ne «faites pas dans la dentelle», comme on dit, souffrez que je sois à mon tour assez direct.

1. Sur la psychanalyse. Quiconque a une connaissance le moindrement sérieuse du sujet trouvera que vous avez lu Freud en diagonale ou alors dans une version du genre Reader's Digest. J'aimerais, à titre d'exemple, que vous m'indiquiez quels peuvent bien être «les symptômes du conflit oedipien (sic)» par lesquels, selon vous, «pour un freudien, la théorie est confirmée (re-sic)». Ces «théories», à travers lesquelles vous croyez attaquer la psychanalyse, ne «démontrent» en fait qu'une chose: une ignorance évidente du b-a ba des théories psychanalytiques.

Vous accusez ensuite les psychanalystes d'avoir érigé leur théorie en dogme et vous vous désolez de ce que la psychanalyse perdure, comme si c'était une théorie unitaire, un dogme monolithique resté inchangé depuis Freud. L'argument est encore une fois plus qu'éculé. Si toutefois vous aviez pris la peine de fouiller quelque peu les publications psychanalytiques, vous auriez constaté que la psychanalyse n'est pas «une» théorie, mais un champ de recherches et de pratiques où plusieurs théories naissent, vivent un temps, s'affrontent, sont contestées et remplacées comme dans tout autre champ du savoir. Vous auriez vu que le débat est même plutôt vif. Mais là encore, vous ne démontrez que votre profonde méconnaissance du champ théorique en question.

2. Sur l'épistémologie. Vous vous référez, comme on fait souvent, à Karl Popper pour invalider la psychanalyse. Il est vrai que Karl Popper - qui, au fait, ne connaissait la psychanalyse que par ouï-dire - a dit un jour que celle-ci ne lui apparaissait pas comme une science, faute d'énoncés falsifiables. Popper se basait alors, comme vous, sur l'image caricaturale du psychanalyste ayant toujours raison puisque pouvant attribuer toute objection à une «résistance». C'est le «pile je gagne, face tu perds» que Freud, en 1937, a discuté dans un texte célèbre (Constructions dans l'analyse). Il serait aisé, si l'espace le permettait, de vous énumérer des énoncés fondamentaux et parfaitement falsifiables de la psychanalyse. Mais c'est Popper, et non Freud, qui doit se retourner dans sa tombe quand vous affirmez - c'est votre thèse principale - qu'il faut «fonder l'intervention sur des données empiriques dont la valeur scientifique est éprouvée». Ces propos montrent votre connaissance approximative de Popper également.Voyez plutôt, en fait d'empirisme et de preuves, ce que celui-ci écrit (The Myth of the Framework, traduction libre):

«Je me suis toujours battu pour le droit d'opérer librement avec des théories spéculatives, contre l'étroitesse des théories "scientistes" et, spécialement, contre toute forme d'empirisme sensualiste» (p. 75).

«Ce que nous appelons vaguement l'objectivité de la science et la rationalité de la science sont simplement des aspects de la discussion critique des théories scientifiques. [...] Il est important de noter ce que la critique scientifique n'essaie pas de montrer. Elle n'essaie pas de montrer que la théorie en question n'a pas été prouvée ou démontrée. De même, elle n'essaie pas de montrer que la théorie n'a pas été établie ou justifiée - car aucune théorie ne peut être établie ou justifiée. Incidemment, elle n'essaie pas de montrer que la théorie en question est hautement probable (au sens du calcul des probabilités) - car aucune théorie n'est hautement probable. [...] Par conséquent, les scientifiques, dans leurs discussions critiques, n'attaquent pas les arguments qui pourraient servir à établir ou même à soutenir la théorie examinée. Ils attaquent la théorie elle-même, en tant que solution aux problèmes qu'elle essaie de résoudre. Ils examinent et discutent ses conséquences, son pouvoir explicatif, sa consistance et sa compatibilité avec d'autres théories» (p. 159).

Voilà, cher collègue, de quoi méditer avant de crier à la fraude et d'exiger, rien de moins, qu'on cesse d'enseigner la théorie psychanalytique à l'Université.

Vous vous référez beaucoup à l'éthique. Pourquoi ne pas commencer par le respect des règles élémentaires de la critique scientifique, et en particulier par une connaissance réelle de ce que vous prétendez critiquer?

Dominique Scarfone, m.d.,
professeur agrégé,
Département de psychologie


Les professeurs Marc-André Bouchard, Francine Cyr et Hélène David, tous trois du Département de psychologie, signent également cette lettre ouverte.


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