Le son ne s'entend pas, il se voit...
Contrairement à ce que l'on
croyait jusqu'à maintenant, le cinéma muet était
truffé d'événements sonores. Non seulement
jouaient-ils un rôle important dans la narration d'une histoire,
mais ils pouvaient constituer des éléments clés
qui en modifiaient le cours.
Ce constat, fait par Isabelle Raynauld, professeure adjointe en
études cinématographiques, a laissé plus
d'un collègue bouche bée au colloque Georges-Méliès
organisé en août à Cerisy-la-Salle, ville
chevauchant la frontière Bretagne-Normandie, en France.
Basée sur le travail du cinéaste Georges Méliès,
l'hypothèse de Mme Raynauld vise l'ensemble du cinéma
muet et ouvre tout un nouveau champ de recherches dans le domaine,
de l'aveu même d'autres théoriciens du cinéma
qu'elle a rencontrés sur place.
«Lorsque j'ai assisté, au début de l'année,
au visionnement des films de Méliès à Paris,
j'ai été fascinée par le "bruit"
des images. En fait, sur les 170 films que j'ai vus, au moins
60 contenaient une intrigue fondée sur un argument ou un
événement sonores», dit-elle.
Georges Méliès était un magicien qui a assisté
à la première projection des frères Lumière
et qui a tout de suite vu le potentiel de leur invention pour
son propre travail. Les Lumière s'étaient orientés
vers le documentaire; lui allait faire des fictions et des sagas.
Si la technique de l'époque n'avait pas encore permis l'introduction
du son, la présence, la fonction et la représentation
de mille et un éléments sonores étaient décelables
autant dans les scénarios de l'artiste que sur l'écran.
Les exemples foisonnent.
Dans le film Le diable au couvent, Lucifer sonne des cloches,
geste qui fait accourir des religieuses à la messe. Si
le spectateur n'entend pas les tintements, il se représente
le bruit grâce aux images. Et dans le scénario, cette
scène donne une tournure à l'histoire.
Même constat dans Cendrillon. Dans ce récit, le coup
de minuit est ô combien important. Comment le représenter
sans son? En tournant la caméra vers des horloges géantes!
Sons visibles et invisibles
Isabelle Raynauld a défini deux catégories de sons:
visibles et invisibles, ou explicites et implicites.
Les sons visibles sont ceux où la source sonore est montrée
à l'écran: l'horloge dans Cendrillon, un ivrogne
qui fait du grabuge en renversant divers objets, deux personnes
qui s'injurient à qui mieux mieux. Ces sons proviennent
d'une action et suscitent une réaction.
À l'opposé, les sons invisibles ne sont pas montrés
ou ne changent rien à la compréhension de l'histoire.
C'est le cas par exemple du raclement d'une malle déplacée
sur le sol.
Même la parole a un sens et joue un rôle déterminant
à l'intérieur de plusieurs films. La lecture des
scénarios le prouve. Le contexte où les personnes
dialoguent fait en sorte que l'on peut suivre l'histoire.
Isabelle Raynauld donne l'exemple du film Dreyfus, du nom de cette
célèbre affaire survenue à la fin du siècle
dernier et qu'a immortalisée l'écrivain Émile
Zola avec son J'accuse. Ce film était d'actualité,
les nombreux imprimés en avaient fait leurs choux gras
et les gens qui ont assisté aux projections étaient
en mesure d'interpréter les «dialogues» même
s'ils n'entendaient rien.
Mais qu'est-ce qu'ils disent?
Plusieurs membres de la famille de Mme Raynauld sont mal entendants
et elle a ainsi pu constater à quel point, chez ces personnes,
le son ne s'entend pas, il se voit!
En discutant de cinéma muet avec elle, un de ses cousins
lui a dit: «Ce ne sont pas les films qui sont muets, c'est
vous qui êtes sourds quand vous les regardez!»
«Je veux maintenant vérifier, avec une personne pouvant
lire sur les lèvres, si les acteurs disent ce qui est écrit
dans le scénario ou bien s'ils se racontent n'importe quoi»,
explique-t-elle.
Nombreux sont ceux qui croient à la deuxième option.
On imagine une scène romantique où les comédiens,
censés échanger des propos brûlants, se diraient
en réalité «Ta bretelle est déplacée»
et «Ta cravate est mal nouée»!
André Duchesne
En mai dernier, La Presse consacrait un article au travail
d'Isabelle Raynauld, qui est à la recherche de scénarios
originaux québécois remontant aux débuts
du cinéma. Jusqu'à maintenant, l'appel n'a pas donné
les résultats souhaités.
«Certaines personnes m'ont envoyé des scénarios
à produire, croyant que j'allais les subventionner, raconte-t-elle.
Ce que je recherche, ce sont des manuscrits originaux, se rapportant
à des films produits entre 1895 et 1922.»
Le scénario du premier long métrage tourné
en français au Québec - Madeleine de Verchères,
en 1922 - est en dépôt à la Cinémathèque
québécoise. Mais avant cette date, c'est le néant.
«Il ne peut pas y avoir un si grand trou», affirme
la professeure. Elle sait de quoi elle parle. Pour son doctorat,
elle s'est intéressée aux scénarios de films
français tournés à la même époque.
On lui disait qu'il n'en existait pas; elle en a trouvé
5000!
Après avoir écumé plusieurs services d'archives,
Mme Raynauld entend maintenant fouiller dans les bibliothèques
de municipalités anglophones. Comme le premier long métrage
anglophone québécois fut tourné 10 ans avant
son pendant francophone, comme cette communauté était
plus proche de Hollywood, comme l'argent était là,
les chances de retrouver des traces de scénarios sont bonnes.
À l'époque, les scénarios tenaient en peu
de pages, parfois en quelques paragraphes, la plupart des films
étant très courts. De plus, ces scénarios
n'étaient pas uniquement des histoires mais constituaient
aussi un plan de travail, un outil essentiel pour les réalisateurs.
«Les scénarios représentent une mine d'or
pour nous renseigner sur la façon dont les films étaient
faits», dit la chercheuse.
Collègues de l'Université, à vos greniers
donc. On peut joindre Isabelle Raynauld au 2431 ou à raynauli@ere.umontreal.ca
A.D.