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Pour la «redécouverte du capital humain» en gestion

«Une somme d'institutions totalitaires ne peut pas engendrer la démocratie», affirme Omar Aktouf.

Le salarié ne doit plus être considéré comme un coût à combattre, mais comme un allié à convaincre, sinon à séduire.» Omar Aktouf, professeur au Service de l'enseignement de la direction et de la gestion des organisations à l'École des Hautes Études Commerciales, apporte une note discordante dans la trop belle unanimité du discours «économiste» et «managérial» actuel.

Le professeur fait une critique virulente de l'approche traditionnelle en gestion - engagée dans une voie sans issue par la recherche du profit maximal - à laquelle il oppose une approche résolument humaniste, centrée sur «l'émancipation du capital humain».

Son analyse est longuement exposée dans un ouvrage de base abondamment documenté, Le management entre tradition et renouvellement, dont la récente traduction anglaise (1) s'ajoute aux éditions espagnole et portugaise. Dans cette discipline, une traduction du français à l'anglais est en soi un événement puisque l'on ne connaît qu'un seul autre cas, celui d'Henri Fayol en 1916.

Une crise structurelle

D'entrée de jeu, Omar Aktouf lance une première pierre en soutenant que le management n'est pas une science mais une idéologie. «Le management cherche à influer sur les comportements des gens et le cours des événements pour répondre au besoin de rentabilité du possédant, affirme-t-il. Ceci n'a rien à voir avec une science.»

Si leur discipline n'est pas une science, la raison d'être des gestionnaires n'est pas non plus de créer de l'emploi. «C'est une autre mystification, lance le professeur. L'employeur ne donne pas d'emploi; il a plutôt besoin d'employés pour assurer son profit. Cela fait partie de l'idéologie du gestionnaire de justifier sur le plan moral - par la réponse à des besoins sociaux - quelque chose de purement financier.»

Le caractère non scientifique du management n'est pas étranger à l'état de crise profond que traverse l'industrie nord-américaine: «La réflexion est remplacée par le calcul et notre "mentalité managériale" tient un discours contradictoire. D'une part, on martèle l'employé en lui disant que l'on a absolument besoin de lui et de son intelligence et, d'autre part, on se débarrasse de lui dès que ça va mal. Le capital humain n'a jamais été si maltraité que depuis que l'on dit qu'il est précieux!»

Les nouvelles approches, du genre qualité totale et norme ISO, n'apparaissent aux yeux du critique que comme des gadgets destinés à maintenir le statu quo tayloriste selon lequel l'employé est un objet. «Cette contradiction ronge nos organisations», soutient-il.

La crise actuelle lui apparaît donc une crise structurelle quasi inévitable et non une crise conjoncturelle, comme le laissent entendre les économistes. «Selon la pensée néolibérale, les lois de la concurrence doivent tout diriger. Il en résulte cet autre paradoxe: "Faisons tous la guerre contre tous et nous nous porterons mieux..."»

Le professeur pourfend du même souffle l'idée selon laquelle le néolibéralisme serait le sauveur de la démocratie. «Pour Montesquieu, rappelle-t-il, la notion de démocratie reposait sur la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire; lorsque ces pouvoirs ne sont pas séparés, nous avons le totalitarisme. C'est le cas de l'entreprise privée, où tous les pouvoirs sont entre les mains des patrons. Comment une somme d'institutions totalitaires pourrait-elle engendrer la démocratie?» L'entreprise doit donc passer du «monarchisme au républicanisme».

Allemagne, Suède et Japon

Omar Aktouf est convaincu que les choses pourraient se faire autrement, notamment par la cogestion, et s'appuie entre autres sur les exemples du Japon, de la Suède et de l'Allemagne. En Suède, nous apprend l'auteur, un loi garantit la sécurité d'emploi et les entreprises doivent consacrer 20 % des profits à l'amélioration des conditions de travail.

En Allemagne, la cogestion entre État, entreprise et syndicat est inscrite dans la Constitution. La stabilité et les politiques sociales progressistes qui ont en découlé n'ont connu de déclin qu'avec l'abandon de la social-démocratie dans les années 1980.

Au Japon, la gestion par consensus fait partie de l'âme du pays; le bien-être général prime sur le capital financier, les écarts de salaires sont faibles, l'emploi à vie est assuré et le patron peut aussi être le président du syndicat... «Toyota n'a jamais fait un seul chômeur», soutient Omar Aktouf.

«Ces pays ont élaboré des modes de gestion et d'organisation du travail qui ne se sont pas construits aux dépens des salariés, écrit-il. Rien n'empêche qui que ce soit de faire comme eux. N'importe quelle entreprise peut différer les profits, réinvestir sans cesse, donner l'emploi à vie, réduire la différence entre les salaires, associer les employés aux décisions, se préoccuper de leur sort [...]»

Cette recette semble efficace même sur le plan de la production puisque, selon l'auteur, les produits nord-américains seraient rapidement déclassés par les produits des pays adoptant des politiques sociales progressistes si les mesures protectionnistes internationales étaient abolies.

Malheureusement, déplore-t-il, on se contente trop souvent d'importer des morceaux de gestion comme s'il s'agissait de recettes miracles sans remettre en question la philosophie qui nous guide.

Une révolution à faire

La critique d'Omar Aktouf vise également le monde syndical. «Notre syndicalisme revendicateur n'est pas approprié dans un cadre participatif», déclare-t-il. Mais il ajoute que «l'on a le syndicalisme que l'on mérite puisque l'entreprise précède toujours le syndicat. Les changements doivent donc venir d'abord du patronat.»

Des initiatives comme l'expérience de gestion de la compagnie Cascades le réjouissent donc et lui donnent espoir. Cette papeterie se distingue par un style de gestion convivial, une décentralisation maximale, une réduction des postes de contrôle, une grande autonomie accordée aux employés, un partage des profits. «Même si l'on est encore loin de la prise en main de la gestion par le travailleur, aucun syndicaliste ne pourrait soutenir que Bernard Lemaire est l'ennemi», estime Omar Aktouf.

L'exemple de Cascades constitue par contre une exception qui «fonctionne malgré le système». Pour que ce modèle se généralise, un changement radical est nécessaire: les gouvernements doivent être davantage interventionnistes tout en évitant la «réglementations tatillonnes»; les syndicats doivent être plus coopératifs «avec les patrons qui le méritent»; les entreprises concurrentes doivent collaborer pour éviter la duplicité dans leur secteur; les besoins fondamentaux des citoyens (éducation, santé, logement, etc.) doivent demeurer en dehors des considérations de profits; la production ne doit pas engendrer de pollution; les profits, soumis à l'impôt, ne doivent pas créer «indûment» de chômage; le salariat dans sa forme actuelle doit être aboli pour être remplacé par le partage des bénéfices.

Ce programme est une véritable révolution, convient Omar Aktouf, et c'est à l'État qu'il revient de prendre l'initiative. «Les gouvernements ne peuvent continuer de penser en hommes d'affaires, sinon privatisons-les! Tous les pays devront négocier un nouveau contrat social pour éviter une révolution sanglante. Nous avons une longueur d'avance au Québec, ne la perdons pas.»

Omar Aktouf travaille présentement à un ouvrage consacré à la pensée néolibérale. Ce sera assurément un pavé dans la trop rassurante tranquillité de «l'idéologie dominante». Soulignons que, par souci de cohérence, l'auteur verse les recettes de ses volumes au fonds de recherche du groupe Humanisme et gestion des HEC.

Daniel Baril

(1) Omar Aktouf, Traditional Management and Beyond, Boucherville, Gaëtan Morin éditeur, 1996, 256 pages, 65 $.


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