Une anthropologue critique l'aide internationale en matière
de santé.
Le transfert des technologies biomédicales
en Haïti se fait en tenant pour acquis que la population
est ignorante, analphabète et sous-développée.
Les technocrates arrivent sur place et disent aux habitants d'abandonner
toutes leurs croyances et d'adhérer aux leurs. Pourtant,
nous avons affaire à un groupe souverain, autonome, qui
a élaboré un système de soins. La médecine
haïtienne est privée du savoir moderne, d'accord,
mais il faut en tenir compte si l'on veut intervenir efficacement.»
Avant de porter ce jugement sévère sur l'aide internationale
dans le petit pays baigné par l'Atlantique et la mer des
Caraïbes, l'anthropologue Johanne Tremblay a vécu
18 mois dans une famille paysanne, à Varreux, un village
situé à une heure de Port-au-Prince. Elle s'est
intégrée dans la communauté afin de se libérer
le plus possible de sa culture d'origine. Elle a vécu avec
ses hôtes, allant jusqu'à participer aux récoltes
et même à danser le vaudou avec eux au cours de cérémonies
rituelles. Elle a pu franchir le mur des cultures et lever une
partie du voile sur le monde des Haïtiennes.
«Varreux, dit-elle, est un village agricole où les
gens ont des contacts réguliers avec la capitale. Pour
l'étude des transferts technologiques en matière
de santé, c'est une position géographique intéressante.»
Certaines aberrations que l'étudiante a pu observer font
frémir. Par exemple, le personnel médical d'un hôpital
refuse systématiquement de toucher aux paysannes...
«J'ai vu une femme pénétrer dans la salle
d'accouchement alors qu'elle commençait à accoucher,
on voyait la tête du bébé. Le médecin
et les infirmières l'ont sommée de venir se coucher
sur la table et l'ont regardée enjamber le haut marchepied
sans même l'aider...»
Johanne Tremblay poursuit: «Pourtant, les administrateurs
d'hôpitaux se demandent pourquoi les femmes préfèrent
accoucher à la maison si elles attendent un autre enfant,
pourquoi elles refusent les techniques modernes de soins...»
Une difficile modernisation
L'auteure de Mères, pouvoir et santé en Haïti,
qui vient de paraître (il s'agit d'une version remaniée
de sa thèse de doctorat), n'est pas sévère
uniquement quant à l'aide internationale en matière
de santé. Elle est également très dure à
l'endroit des Haïtiens eux-mêmes, qui se remettent
très mal des régimes totalitaires qu'ils ont connus.
«Les conditions d'existence des relations sociales dans
Varreux montrent à quel point le chaos s'est installé
dans l'ensemble des institutions, de la famille à l'État,
produisant une éthique sans borne sociale», note
l'anthropologue.
Les hommes sont particulièrement pointés du doigt
à cause de leur irresponsabilité en matière
de paternité et d'activité sexuelle. «Cette
irresponsabilité s'exprime par l'exercice de privilèges
de jouissance à travers une polygamie en désordre
et par un abandon sélectif des enfants résultant
des liaisons multiples. Les femmes, dans un tel contexte de polygamie,
deviennent des gestionnaires de la pauvreté», écrit
l'auteure.
Dans le lakou (ensemble de ménages apparentés vivant
sous l'autorité d'un chef de famille âgé)
où vivait Johanne Tremblay, sept à huit personnes
allaient et venaient. La moitié étaient des enfants
abandonnés par un fils ou un beau-fils de Pépé
et Mémé, le couple septuagénaire qui possédait
la terre. «Pour les hommes, là-bas, avoir des enfants
est un signe de virilité. Ils gardent parfois leurs enfants,
mais en général ils les abandonnent à leur
sort et la mère s'en occupe.»
Un livre puissant
Alors que l'auteure se décrit
au début de l'ouvrage comme une «tache blanche sur
la page noire», son directeur de thèse, Gilles Bibeau,
est très élogieux à l'égard de son
travail. «Bien que profondément séculière
et laïque, l'ethnologue s'est refusée à simplement
transformer le vaudou en une métaphysique aliénante
ou en des pratiques paralysantes et anesthésiantes comme
les apôtres modernes du développement, à la
suite des marxistes d'hier, tentent de faire.»
En effet, sans approuver l'ensemble de la médecine indigène,
Mme Tremblay note que le vaudou valorise un rapport «intéressant»
avec le corps, et il faudrait en tenir compte si l'on intervient
sur le terrain. «Car le transfert des technologies biomédicales,
et de toutes les autres, n'est réalisable qu'à la
condition d'être approprié et recomposé dans
les termes de la culture qui les reçoit», écrit-elle
en conclusion.
Ce n'est pas la seule qualité de ce livre résultant
d'un patient travail sur le terrain. M. Bibeau poursuit: «C'est
en tant que femme qu'elle est entrée dans le monde contradictoire
de ces autres femmes qui survivent du petit commerce et de l'agriculture,
qui ont reçu leurs enfants de plusieurs hommes, de maris
ou d'amants qui vivent souvent leur paternité à
distance, et avec elles elle a participé à cet espace
féminin et maternel tel qu'il se vit encore dans les campagnes
d'Haïti.»
Bref, pour le professeur au Département d'anthropologie,
il s'agit d'un «puissant livre».
Mathieu-Robert Sauvé
Johanne Tremblay, Mères, pouvoir et santé en
Haïti, Paris, Karthala (distribution au Québec: Hurtubise-HMH),
1995, 275 pages.