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De 19 % à 38 % d'analphabètes
au Québec?

Pour plusieurs, la lecture s'arrête à l'horoscope et aux petites annonces.

Je suis navrée de constater qu'on coupe dans les services aux élèves en orthopédagogie pour faire de l'intégration. Il y a un travail de prévention à faire dès la maternelle. Si l'on veut éviter le redoublement, il faut aider les enfants.» Professeure en orthopédagogie, Nicole Van Grunderbeeck dirige le Département de didactique à la Faculté des sciences de l'éducation. Spécialiste des problèmes d'apprentissage et de lecture, elle croit qu'il faut traiter l'analphabétisme à sa source.

Trois niveaux

Mme Van Grunderbeeck distingue l'analphabétisme en pays industrialisés de celui que l'on retrouve dans les pays en voie de développement. «Nous avons affaire à une population adulte qui a eu la chance d'aller à l'école, mais dont le niveau de lecture et d'écriture est très faible», spécifie-t-elle. À partir des données d'une enquête menée par Statistique Canada en 1991, elle situe trois niveaux d'analphabétisme.

Les analphabètes complets forment 7 % de la population canadienne. C'est en quelque sorte le noyau dur de l'analphabétisme en pays industrialisés. Incapables de lire la plupart des documents écrits courants, ils ne reconnaissent que les éléments de base, soit leur permis de conduire ou l'étiquette d'un mode d'emploi. Ce groupe comprend aussi les gens souffrant d'incapacités intellectuelles. Le deuxième niveau, évalué à 9 %, regroupe les analphabètes dits fonctionnels et les dyslexiques. Ils peuvent reconnaître les mots, mais avouent avoir de la difficulté à comprendre le matériel de lecture usuel. Dans une classe, ils seraient au même niveau que les élèves du deuxième cycle de l'école primaire. Le troisième degré, estimé à 22 % de la population, réunit ceux qui peuvent lire, mais dans un nombre limité de situations. «Il faut que le matériel soit court et les tâches à effectuer très simples. Ces personnes ne lisent pas à la maison et évitent les situations de lecture», explique la spécialiste. «De manière générale, le taux (un total de 38 %) est assez stable depuis les 30 dernières années. Mais ce qui m'inquiète de plus en plus, c'est l'analphabétisme chez les jeunes», ajoute-t-elle.

Cadre social

Plusieurs facteurs sont associés à l'analphabétisme. Citons d'abord les causes dites multiples, liées à des problèmes physiques telles une incapacité intellectuelle, sensorielle ou une dyslexie d'origine neurologique. Le cadre social constitue une deuxième composante majeure. «Il y a plus d'analphabétisme dans les milieux défavorisés, sous-culturels, dans les milieux où les parents stimulent et soutiennent moins leurs enfants dans leurs études puisque, souvent, ils ont une préoccupation de survie», remarque la professeure. Elle note toutefois que le milieu défavorisé n'est pas nécessairement fataliste: beaucoup de parents issus de ce milieu s'intéressent aux lectures des enfants ou lisent eux-mêmes régulièrement.

Une troisième cause, d'origine affective, regroupe les jeunes qui se sont détournés de l'apprentissage scolaire en raison de problèmes familiaux, de conflits avec leurs parents, etc. Enfin, l'analphabétisme peut aussi découler de méthodes pédagogiques jugées inadéquates ou avec lesquelles l'enfant est en butte. Si l'on se fie aux données de la CECM de 1993, établissant à 36 % le taux de décrochage, on rejoint les 38 % établis par Statistique Canada. La spécialiste indique néanmoins que l'on ne peut faire de lien direct entre décrochage et analphabétisme. Tout dépend des capacités de lecture. «Un certain nombre de jeunes décrochent avant d'avoir acquis leurs capacités de lecture. C'est la proportion la plus vulnérable», dit-elle.

Thèse concluante

Pour mieux circonscrire cette dynamique, Mme Van Grunderbeeck a mené une étude ciblant deux groupes. Le premier réunissait 62 élèves éprouvant des difficultés d'apprentissage et le second était formé de 15 adultes de 18 à 30 ans qui fréquentaient des classes d'alphabétisation. Tous avaient des capacités intellectuelles normales. Les chercheurs ont utilisé les tests de la maison Creative Research élaborés en 1987, lesquels avaient établi que 24 % de la population canadienne et 19 % des Québécois étaient analphabètes. Une variation que Mme Van Grunderbeeck attribue aux mesures d'évaluation.

L'enquête a mis en relief un nouvel aspect des analphabètes fonctionnels. «Les 77 sujets avaient un niveau de décodage suffisant. Mais à l'ensemble des épreuves, aucun n'a atteint 80 % en dépit de tests simples. S'ils avaient passé les tests de Statistique Canada, ils auraient probablement tous échoué», estime-t-elle. La recherche a aussi démontré que ces jeunes lisent par obligation et jamais plus d'une page à la fois. Ce sont aussi les lecteurs de quotidiens qui se limitent à l'horoscope ou aux petites annonces. S'ils se hasardent à lire d'autres textes, ils le font en surface et s'arrêtent à la première impression. «Ils ne vérifient pas et ne mettent pas du tout en doute l'information qu'ils reçoivent.»

À la lumière de ces résultats, Nicole Van Grunderbeeck croit qu'il y a beaucoup de travail à faire sur le plan des stratégies cognitives pour intensifier les exercices de lecture et d'écriture à l'école primaire ainsi que pour améliorer la formation des maîtres. Elle déplore également le désengagement de certains parents. «Dans les recherches, on constate que ceux qui ont moins de problèmes à l'école ont vu leurs parents absorbés dans des activités de lecture et d'écriture ou encore se sont fait lire des histoires quand ils étaient enfants.»

L'informatique, un moyen

Pour les adultes, Mme Van Grunderbeeck conseille la lecture dite fonctionnelle, c'est-à-dire qui porte sur des sujets qui leur sont familiers. «Il faut leur présenter des textes auxquels ils vont être confrontés dans leur quotidien.»

Pour elle, l'ordinateur n'est qu'un moyen. «Pour pouvoir suivre les progrès de l'informatique, il faut avoir acquis des capacités de lecture et faire preuve de jugement. La machine doit être au service de l'usager et non le contraire.»

En définitive, l'orthopédagogue considère que, pour faire échec à l'analphabétisme, l'éducation permanente ou continue est devenue quasi incontournable dans le contexte actuel. «Les exigences du marché du travail augmentent, surtout avec l'utilisation de l'ordinateur, qui demande de fortes capacités de lecture.»

Marie-Josée Boucher


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