Pour plusieurs, la lecture s'arrête à l'horoscope
et aux petites annonces.
Je suis navrée
de constater qu'on coupe dans les services aux élèves
en orthopédagogie pour faire de l'intégration. Il
y a un travail de prévention à faire dès
la maternelle. Si l'on veut éviter le redoublement, il
faut aider les enfants.» Professeure en orthopédagogie,
Nicole Van Grunderbeeck dirige le Département de didactique
à la Faculté des sciences de l'éducation.
Spécialiste des problèmes d'apprentissage et de
lecture, elle croit qu'il faut traiter l'analphabétisme
à sa source.
Trois niveaux
Mme Van Grunderbeeck distingue l'analphabétisme en pays
industrialisés de celui que l'on retrouve dans les pays
en voie de développement. «Nous avons affaire à
une population adulte qui a eu la chance d'aller à l'école,
mais dont le niveau de lecture et d'écriture est très
faible», spécifie-t-elle. À partir des données
d'une enquête menée par Statistique Canada en 1991,
elle situe trois niveaux d'analphabétisme.
Les analphabètes complets forment 7 % de la population
canadienne. C'est en quelque sorte le noyau dur de l'analphabétisme
en pays industrialisés. Incapables de lire la plupart des
documents écrits courants, ils ne reconnaissent que les
éléments de base, soit leur permis de conduire ou
l'étiquette d'un mode d'emploi. Ce groupe comprend aussi
les gens souffrant d'incapacités intellectuelles. Le deuxième
niveau, évalué à 9 %, regroupe les analphabètes
dits fonctionnels et les dyslexiques. Ils peuvent reconnaître
les mots, mais avouent avoir de la difficulté à
comprendre le matériel de lecture usuel. Dans une classe,
ils seraient au même niveau que les élèves
du deuxième cycle de l'école primaire. Le troisième
degré, estimé à 22 % de la population, réunit
ceux qui peuvent lire, mais dans un nombre limité de situations.
«Il faut que le matériel soit court et les tâches
à effectuer très simples. Ces personnes ne lisent
pas à la maison et évitent les situations de lecture»,
explique la spécialiste. «De manière générale,
le taux (un total de 38 %) est assez stable depuis les 30 dernières
années. Mais ce qui m'inquiète de plus en plus,
c'est l'analphabétisme chez les jeunes», ajoute-t-elle.
Cadre social
Plusieurs facteurs sont associés à l'analphabétisme.
Citons d'abord les causes dites multiples, liées à
des problèmes physiques telles une incapacité intellectuelle,
sensorielle ou une dyslexie d'origine neurologique. Le cadre social
constitue une deuxième composante majeure. «Il y
a plus d'analphabétisme dans les milieux défavorisés,
sous-culturels, dans les milieux où les parents stimulent
et soutiennent moins leurs enfants dans leurs études puisque,
souvent, ils ont une préoccupation de survie», remarque
la professeure. Elle note toutefois que le milieu défavorisé
n'est pas nécessairement fataliste: beaucoup de parents
issus de ce milieu s'intéressent aux lectures des enfants
ou lisent eux-mêmes régulièrement.
Une troisième cause, d'origine affective, regroupe les
jeunes qui se sont détournés de l'apprentissage
scolaire en raison de problèmes familiaux, de conflits
avec leurs parents, etc. Enfin, l'analphabétisme peut aussi
découler de méthodes pédagogiques jugées
inadéquates ou avec lesquelles l'enfant est en butte. Si
l'on se fie aux données de la CECM de 1993, établissant
à 36 % le taux de décrochage, on rejoint les 38
% établis par Statistique Canada. La spécialiste
indique néanmoins que l'on ne peut faire de lien direct
entre décrochage et analphabétisme. Tout dépend
des capacités de lecture. «Un certain nombre de jeunes
décrochent avant d'avoir acquis leurs capacités
de lecture. C'est la proportion la plus vulnérable»,
dit-elle.
Thèse concluante
Pour mieux circonscrire cette dynamique, Mme Van Grunderbeeck
a mené une étude ciblant deux groupes. Le premier
réunissait 62 élèves éprouvant des
difficultés d'apprentissage et le second était formé
de 15 adultes de 18 à 30 ans qui fréquentaient des
classes d'alphabétisation. Tous avaient des capacités
intellectuelles normales. Les chercheurs ont utilisé les
tests de la maison Creative Research élaborés en
1987, lesquels avaient établi que 24 % de la population
canadienne et 19 % des Québécois étaient
analphabètes. Une variation que Mme Van Grunderbeeck attribue
aux mesures d'évaluation.
L'enquête a mis en relief un nouvel aspect des analphabètes
fonctionnels. «Les 77 sujets avaient un niveau de décodage
suffisant. Mais à l'ensemble des épreuves, aucun
n'a atteint 80 % en dépit de tests simples. S'ils avaient
passé les tests de Statistique Canada, ils auraient probablement
tous échoué», estime-t-elle. La recherche
a aussi démontré que ces jeunes lisent par obligation
et jamais plus d'une page à la fois. Ce sont aussi les
lecteurs de quotidiens qui se limitent à l'horoscope ou
aux petites annonces. S'ils se hasardent à lire d'autres
textes, ils le font en surface et s'arrêtent à la
première impression. «Ils ne vérifient pas
et ne mettent pas du tout en doute l'information qu'ils reçoivent.»
À la lumière de ces résultats, Nicole Van
Grunderbeeck croit qu'il y a beaucoup de travail à faire
sur le plan des stratégies cognitives pour intensifier
les exercices de lecture et d'écriture à l'école
primaire ainsi que pour améliorer la formation des maîtres.
Elle déplore également le désengagement de
certains parents. «Dans les recherches, on constate que
ceux qui ont moins de problèmes à l'école
ont vu leurs parents absorbés dans des activités
de lecture et d'écriture ou encore se sont fait lire des
histoires quand ils étaient enfants.»
L'informatique, un moyen
Pour les adultes, Mme Van Grunderbeeck conseille la lecture dite
fonctionnelle, c'est-à-dire qui porte sur des sujets qui
leur sont familiers. «Il faut leur présenter des
textes auxquels ils vont être confrontés dans leur
quotidien.»
Pour elle, l'ordinateur n'est qu'un moyen. «Pour pouvoir
suivre les progrès de l'informatique, il faut avoir acquis
des capacités de lecture et faire preuve de jugement. La
machine doit être au service de l'usager et non le contraire.»
En définitive, l'orthopédagogue considère
que, pour faire échec à l'analphabétisme,
l'éducation permanente ou continue est devenue quasi incontournable
dans le contexte actuel. «Les exigences du marché
du travail augmentent, surtout avec l'utilisation de l'ordinateur,
qui demande de fortes capacités de lecture.»
Marie-Josée Boucher