Volume 35 numéro 29
7 mai 2001

 


L’infidèle Diego Rivera
Lucia Élisa Fernandez-Bañuelos consacre sa thèse au peintre muraliste.

«Les créations et la vie de Diego Rivera expriment un intérêt social. Tout chez lui met en valeur le travail, les loisirs, les activités quotidiennes et la culture des gens, qu’ils soient mexicains, américains ou soviétiques», allègue Lucia Élisa Fernandez-Bañuelos, qui a consacré sa thèse de doctorat au muraliste le plus célèbre.

Peintre mexicain excentrique et militant politique, Diego Rivera (1886-1957) figure parmi les artistes latino-américains les plus célèbres. À la fois aimé et haï, le muraliste aux moeurs libertines a toujours su jouer avec la vérité et la fiction. Il aimait raconter des histoires sur sa vie pour séduire les femmes, tromper la critique et entretenir les journalistes et le public. Cerner sa vie et son oeuvre avec une approche psychologique apparaît comme un défi considérable.

C’est ce que Lucia Élisa Fernandez-Bañuelos a tenté de faire dans le cadre de sa thèse de doctorat. En prenant comme objet d’étude l’homme et ses peintures dans un contexte sociohistorique, la chercheuse au Département de psychologie a mis en évidence le lien entre la personnalité de Rivera et son travail créatif. Basée sur une nouvelle approche utilisée en psychologie — la psychobiographie —, l’étude confirme notamment que la prime enfance de Rivera explique le produit artistique, comme le soutiennent les tenants des théories psychanalytiques. La recherche démontre également que les contenus des peintures sont influencés par les événements de la vie quotidienne.


Pulsions libidinales et agressives

Les processus primaires de la pensée sont régis par les pulsions libidinales et agressives. Les psychologues ont déjà observé que les pulsions nourrissent le travail de tout créateur jusqu’à un point culminant qui se situe autour de 40 ans. À partir d’une analyse des processus primaires contenus dans les oeuvres de Rivera, la chercheuse a noté que le nombre de pulsions augmente non seulement en fonction de l’âge, mais aussi en fonction de l’expérience et des changements de style du peintre.

«Plus la pensée est dominée par le principe du plaisir, plus elle est primaire, explique Lucia Élisa Fernandez-Bañuelos. À l’inverse, plus la pensée est motivée par les lois de la logique et de la réalité, plus elle est secondaire. L’artiste peut utiliser ses processus primaires de pensée grâce à la force du moi.» La peinture de Rivera exprime en général un processus de type libidinal, surtout à partir de 34 ans, lorsqu’il trouve son propre style: la fresque. «Il nie déjà de façon exubérante la mort qui l’assaille, dit la chercheuse. Mais ce n’est que plus tard que l’expression des pulsions agressives dans ses oeuvres devient plus fréquente et moins socialisée.»

L’histoire de la murale du Rockefeller Center de New York en est un bel exemple. «Il avait refusé de modifier sa fresque en changeant la figure d’un des ouvriers par un visage anonyme, raconte Mme Fernandez- Bañuelos. Rivera avait peint la tête de Lénine! Il sera expulsé du centre et son oeuvre détruite.» Mais le chef de file des muralistes a refait sa peinture au Palais des beaux-arts, au Mexique. Cette fois, pour démontrer son dédain, il a même ajouté des virus de MTS juste au-dessus du portrait du riche mécène, Nelson Rockefeller.

Les créations et la vie de Diego Rivera expriment un intérêt social. Tout chez lui met en valeur le travail, les loisirs, les activités quotidiennes et la culture des gens, allègue la psychologue, dont le père journaliste a fréquenté le célèbre muraliste dans les années 40. «Pourquoi ai-je consacré ma thèse à ce peintre? Parce que j’ai voulu mieux comprendre le processus créateur, le lien entre la personnalité et les oeuvres. Car malgré les nombreuses autobiographies et les biographies consacrées à Rivera, il demeure un personnage mystérieux.»

La fête des fleurs, une huile sur toile de 147,3 cm sur 120,7 cm réalisée en 1925, a contribué à rendre l’artiste célèbre. La fleur d’arum deviendra un thème récurrent dans la peinture de Rivera. Le tableau est exposé aujourd’hui au Los Angeles County Museum of Art.


Amoureux de l’amour

Tôt dans son enfance, Rivera est confronté à la mort, notamment celle de son frère jumeau. Cela le marquera à un point tel que la mort et son antithèse, la vie, seront des thèmes récurrents dans ses peintures. «Devenu fils unique, il est le centre d’attention de ses parents, qui l’entourent de beaux jouets importés, raconte Mme Fernandez-Bañuelos. Gâté, rebelle et présomptueux, le bambin fait des crises de colère lorsqu’on n’obéit pas à tous ses caprices.»

C’est d’ailleurs ainsi que le chérubin devenu grand se décrit dans une autobiographie. En réalité, le peintre corpulent, socialiste dans l’âme et amoureux de la vie se sent coupable d’avoir survécu à son jumeau, un rival idéalisé par sa mère, souligne la chercheuse. «Pour l’enfant, le dessin devient vite un baume contre la douleur, dit-elle. Il dessine pour deux: pour lui et pour son frère décédé.»

Dès son plus jeune âge, le petit Diego montre des qualités artistiques. Un talent qu’il va développer à l’Académie des beaux-arts de San Carlos contre la volonté de son père, qui voulait le voir entrer à l’école militaire. En 1906, une bourse du gouverneur de l’État de Veracruz et la vente de plusieurs toiles lui permettent de partir pour l’Europe. Rivera mène une vie itinérante, errant en Espagne, en Belgique, en Angleterre et en France. Il y parfait son art.

À Paris, il côtoie des intellectuels comme Ilya Grigorievitch Ehrenbourg et André Breton. Il se lie aussi d’amitié avec plusieurs peintres, dont Amedeo Modigliani. Avec Pablo Picasso, il fréquente les bordels de Pigalle. «L’amitié avec Picasso tournera au vinaigre, révèle Lucia Élisa Fernandez-Bañuelos. Leur rivalité, autant dans la peinture que sur le plan donjuanesque, est la cause de leur conflit.»

Homme laid mais charmant, il se fait aimer de beaucoup de femmes par son talent et son côté sensible au plaisir et à la joie du moment. «La mort de son fils Diego Miguel Angel et celle de son ami Modigliani, plus le scandale causé par un ménage à trois et par une fillette non reconnue, l’incitent en 1920 à partir en Italie, où il étudie l’histoire de l’art de ce pays.» Dix-sept mois plus tard, encouragé par l’évolution politique et sociale du Mexique, il tourne le dos à l’Europe et rentre au pays.

«Dès son retour au Mexique, Rivera s’inspire de ses propres racines et du mode de vie des Mexicains. Il conçoit l’idée d’un art au service du peuple qui, au moyen de peintures murales, vise à servir la cause révolutionnaire, indique la chercheuse. Sa nourrice indigène, Antonia, pour qui le jeune Diego avait beaucoup d’affection, symbolise souvent ce peuple.» L’impact de cette relation intense lui donne de nouveaux intérêts et lui ouvre de nouvelles perspectives. Désormais, ses oeuvres constituent une sorte de discours politique rendu en images et expriment une utopie: l’homme peut changer la société par la force de sa créativité.

Lui ne change pas. Après un mariage avec un de ses modèles —une union qui durera cinq ans et de laquelle naîtront deux enfants —, il épouse Frida Kahlo, une artiste peintre. Ils forment un couple excentrique, touchant et engagé comme le furent Sartre et De Beauvoir. Mais pour cette femme, il s’agit d’un amour qui sera partagé entre la politique, la peinture et les autres dames, notamment sa propre soeur. Elle se vengera de son infidélité avec le penseur russe Léon Trotski, en exil au Mexique.

Diego Rivera est mort d’un cancer en 1957, à l’âge de 72 ans.

Dominique Nancy