Sur
les traces des supercentenaires
La
longévité de lhomme, et surtout celle de la femme,
augmente.
|
De
gauche à droite, les démographes Jacques Légaré,
Robert Bourbeau et Bertrand Desjardins. Ils ont uni leurs
compétences respectives (le vieillissement de la
population, la mortalité et la démographie
historique) pour étudier lextrême longévité. |
|
Le 12 avril dernier,
Marie-Laure Nadon a fêté son 112e anniversaire dans un
centre hospitalier de soins de longue durée de lest de
Montréal. Elle est la seule Québécoise vivante
à faire partie du club sélect des supercentenaires,
ces gens qui ont dépassé le cap des 110 ans. Et
elle serait parmi les 10 personnes les plus âgées au
monde. «Nous avons retracé seulement quatre autres personnes,
au Québec, qui ont franchi ce cap. Toutes des femmes, décédées
aujourdhui», dit Robert Bourbeau, professeur au Département
de démographie.
Avec ses collègues Jacques Légaré et Bertrand
Desjardins, également démographes, M. Bourbeau sintéresse
à ces supercentenaires non pour laspect anecdotique quils
représentent mais en raison de lintérêt
scientifique et même philosophique de lextrême longévité.
Il a obtenu du Conseil de recherches en sciences humaines une subvention
pour étudier ce phénomène peu connu.
M. Bourbeau a calculé que, pour la génération
née à la fin du 19e siècle, la probabilité
de fêter son centenaire était de 7 pour 1000. Celle datteindre
110 ans était de 1 pour 100 000. «Beaucoup plus
que les chances de gagner à la loterie», commente le
chercheur.
«Indiscutablement, la longévité humaine augmente
de façon constante depuis le 19e siècle, signale M.
Légaré. Jusquoù cela va-t-il sétirer?
Jusquà récemment, 110 ans semblait la limite absolue,
infranchissable. Ces nouveaux cas soulèvent plusieurs questions.»
Problèmes de méthodologie
Létude de lextrême longévité
se heurte à un problème de méthodologie vieux
comme le monde: comment valider les prétentions des uns et
les rumeurs des autres autour de lâge dune personne?
«Il peut paraître étrange quen 2001 on nait
pas trouvé une méthode simple et incontestable pour
déterminer lâge de quelquun, dit Bertrand
Desjardins, agent de recherche au Département de démographie.
Or, les registres de létat civil ont force de loi dun
bout à lautre du Canada depuis 1921 seulement; ce le
sera cinq ans plus tard au Québec.»
Comme on le sait, au Québec, lÉglise a longtemps
tenu des registres sur les actes de naissance, de mariage et de décès
sur le territoire. LUniversité possède dailleurs
un outil fort précieux dont M. Desjardins a la responsabilité,
le Répertoire des actes de baptême, mariage et sépulture
du Québec ancien, qui compte quelque 700 000 documents
datés de 1721 à 1799. Mais tous les curés de
paroisse nétaient pas aussi rigoureux les uns que les
autres, et leurs registres ne sont pas sans failles. Par exemple,
les gens qui nétaient pas de religion catholique ny
figuraient pas toujours.
En Ontario, la situation est beaucoup plus problématique puisque
de 20 à 25 % de la population, à un certain moment,
a échappé aux livres officiels.
Valider un cas consiste donc à vérifier dans les registres
si la date de naissance dune personne très âgée
est la bonne. Mais les chercheurs doivent aussi mener des entrevues
individuelles avec des témoins et des membres de la famille
de façon à retracer lhistoire de lindividu.
Parfois, une confusion vient du fait que le même prénom
a été utilisé pour deux personnes de générations
différentes. En tout cas, il faut se méfier des listes
répertoriées dans le Livre Guinness des records,
car les gens les plus âgés au monde qui y sont inscrits
ont rarement fait lobjet dun travail de vérification
systématique.
À laide de la base de données du Programme de
recherche en démographie historique, les centenaires quon
rapportait dans les familles québécoises ont été
vérifiés un à un. Aucun na résisté
à lanalyse. «Je nai pas peur de laffirmer:
aucune des 20 000 personnes nées au Québec avant 1700
na fêté ses 100 ans, dit Bertrand Desjardins. Par
conséquent, je ne crois pas quil y en ait eu dans un
autre pays. Le Québec connaissait au 18e siècle dexcellentes
conditions de vie: la nourriture était abondante, lhygiène
publique parmi les meilleures...»
Cela dit, les conditions de vie ont continué de saméliorer
et les centenaires sont aujourdhui relativement courants dans
la population. Grâce à une recherche menée à
létat civil avec lapprobation de la Commission
daccès à linformation, M. Bourbeau en a
compté 3032 entre 1985 et 1999. Parmi eux, les cinq supercentenaires
et une Québécoise dorigine morte à 117
ans en Ontario, Marie-Louise Chassay (née Meilleur). Mme Meilleur
est encore considérée comme la troisième personne
la plus âgée «validée».
On sait aussi que lespérance de vie ne cesse de sallonger.
Elle est, selon lInstitut de la statistique du Québec,
de 81 ans pour les femmes et de 75 ans chez les hommes. Bien entendu,
cet indice est une moyenne, ce qui veut dire que des individus meurent
bien avant cet âge et dautres bien après. Mais
pour une raison quon nexplique pas, les femmes ont partout
une plus longue espérance de vie.
Par ailleurs, un phénomène que les démographes
étudient de plus en plus est lévolution du taux
de mortalité à un âge avancé. On remarque,
par exemple, quaprès un certain âge le taux de
mortalité se stabilise. «On pourrait croire que la mortalité
suit une courbe constante à mesure quon avance en âge.
Lobservation ne démontre pas cela. Certains chercheurs
affirment que le taux de mortalité diminue à un certain
moment», explique M. Bourbeau en montrant des graphiques. En
dautres termes, si vous passez un cap critique, vous avez encore
plusieurs bonnes années devant vous.
Ce quon ne précise pas, cest quelle est la qualité
de cette vie. Deux écoles saffrontent: celle qui prétend
que la vie séternise dans la maladie, la morbidité
et les problèmes chroniques et lautre qui soutient que
la vie en santé se prolonge et que la mort est rapide en fin
de parcours. «Le débat sur cette question est loin dêtre
clos. Il faut continuer de mener des recherches en démographie»,
affirme Jacques Légaré.
Un travail international
La recherche sur lextrême longévité emballe
les trois spécialistes. «Nous avons uni nos forces, reprend
M. Légaré, qui se qualifie lui-même de grand-père
dans le groupe. Moi, je suis un spécialiste du vieillissement,
Bertrand est spécialiste de la démographie historique
et Robert de la mortalité.»
Dans les prochaines semaines, le trio prendra le chemin de Copenhague
pour une rencontre internationale avec des démographes intéressés
par lextrême longévité. «Nous ne pouvons
pas tirer de conclusions avec nos six ou sept cas en 20 ans. Cest
pourquoi il faut sallier avec des collaborateurs internationaux
afin de mettre nos données en commun», explique Bertrand
Desjardins. Cest lui qui a présenté, lan
dernier, le premier cas de supercentenaire canadienne, Flore Bellerive
dite Couture. Ce cas avait rassuré les démographes français,
qui ne parvenaient pas à comprendre comment la doyenne de lhumanité,
Jeanne Calment, était parvenue à lâge surréaliste
de 122 ans. Depuis, on a confirmé plusieurs supercentenaires.
Les pays les plus engagés dans cette question sont les Pays-Bas,
la France, lAngleterre et la plupart des pays scandinaves. Avec
les Québécois, une vingtaine de chercheurs ont créé
le groupe Arles, lacronyme de lAlliance pour la recherche
sur la longévité exceptionnelle et la survie.
Cest une histoire à suivre.
Mathieu-Robert Sauvé
112
ans et toutes ses dents
«Vous
dire quelle est en pleine forme serait exagéré,
dit le petit-fils de Marie-Laure Nadon, Michel Lauzon, régisseur
au Pavillon André-Aisenstadt. Mais elle est encore relativement
autonome. Elle mange seule, elle parle. En tout cas, cest une
force de la nature. Les grippes, elle ne connaît pas ça.»
Mme Nadon, lune des 10 personnes les plus âgées
sur terre, a mené une vie rangée, si lon peut
dire cela dune mère de six enfants. De lexercice?
Pas particulièrement. Un menu spécial? Peut-être
une proportion plus élevée de légumes et de fruits
que dans la moyenne des régimes alimentaires
Pourtant, dès son plus jeune âge, tous la voyaient comme
une personne fragile, chétive. «Les compagnies dassurances
ont toujours refusé de lassurer, relate en riant son
petit-fils. Ils doivent sen mordre les doigts aujourdhui.»
M. Lauzon relate que sa grand-mère sest bien remise dune
opération à la hanche subie à lâge
de 100 ans et dune opération au foie lannée
précédente. Elle a enterré cinq de ses enfants
mais a eu la chance de connaître son arrière-
arrière-petit-fils, Thomas.
Marie-Laure Nadon a trois descendants qui travaillent à lUniversité
de Montréal: Michel et René Lauzon, respectivement régisseur
et commis à la Direction des immeubles, ainsi que Stéphane,
le fils de Michel, préposé au ménage au Pavillon
Lionel-Groulx. Tous étaient à lanniversaire de
Mme Nadon, le 12 avril dernier.
M.-R.S.