Volume 35 numéro 28
23 avril
2001


 


Ces criminels au service de la justice
Le recours aux délateurs est un mal nécessaire, selon Me Louise Viau.

«D’autres preuves que le seul témoignage d’un délateur sont nécessaires pour établir la culpabilité d’un accusé», soutient Louise Viau.

«Récompense de 75 000 $ pour toute information visant à faire arrêter les responsables de la tentative de meurtre contre Michel Auger.» Ce type d’appel aux informateurs, délateurs ou repentis lancé à l’endroit du crime organisé est loin de faire l’unanimité dans les milieux du droit et de la justice.

«Avec les moyens d’enquête comme l’écoute électronique, les filatures et les perquisitions, recourir à des délateurs à qui l’on offre des avantages pécuniaires ou des allègements de peine apparaît comme un échec du travail des policiers. Ce n’est certes pas le pinacle d’un État démocratique fondé sur la suprématie du droit», affirme Louise Viau, professeure à la Faculté de droit.

En juillet dernier, Me Viau livrait à la magistrature canadienne, réunie dans le cadre des séances de formation des Journées strasbourgeoises, son analyse du recours aux délateurs dans la lutte contre le crime organisé. Si elle reconnaît la nécessité d’utiliser le témoignage de criminels — que la justice désigne sous le terme de «témoins repentis — pour percer un milieu fermé, elle insiste sur l’obligation d’accumuler d’autres preuves de culpabilité.


Dérapages et mesures correctives

Les problèmes que soulève cette pratique sont de divers ordres, mais le principal a trait à l’administration de la justice elle-même. Certaines causes célèbres ont d’ailleurs suscité l’indignation de la population. Celle d’Yves Trudeau, par exemple, un tueur à gages qui a avoué 43 meurtres à caractère prémédité et qui s’en est tiré avec une accusation réduite d’homicide involontaire coupable, ce qui lui donnait droit à une libération conditionnelle après sept ans.

Un autre tueur à gages, Michel Blass, a pour sa part confessé 15 meurtres; remis en liberté après neuf ans de prison, il a commis un nouveau meurtre deux ans plus tard, alors qu’il bénéficiait d’une nouvelle identité accordée par la justice.

Selon Louise Viau, les dérapages de ce genre ont été à l’origine de la mise sur pied du Groupe de travail Guérin, qui s’est penché sur le recours aux délateurs et dont le rapport a été remis en 1991. «Le rapport recommandait de mieux encadrer le recours aux délateurs, notamment par la création d’un comité chargé d’accepter ou de refuser les conditions de l’entente, rappelle Me Viau. Ces conditions devaient aussi faire l’objet d’un contrat en bonne et due forme qui devait être rendu public.»

Quant aux versements d’argent, ils ne devaient en aucune manière constituer une récompense mais servir à assurer la protection du délateur pour une durée limitée ainsi que sa réinsertion dans le marché du travail.

Selon l’information dont dispose la professeure, le processus de contrôle proposé par le rapport Guérin serait «maintenant rigoureusement suivi», ce dont elle se réjouit. Les responsables ont même ajouté un contrôle supplémentaire, soit le test du détecteur de mensonge.

«Les mesures adoptées sont de nature à rendre la pratique plus crédible et transparente», reconnaît-t-elle.


Peu de données

Par ailleurs, peu de données sont actuellement disponibles pour permettre une véritable analyse scientifique du recours aux délateurs et de l’efficacité de la méthode. Même si le rapport Guérin et la commission Poitras — tenue en 1999 pour faire la lumière sur les méthodes d’enquête de la Sûreté du Québec et dont Me Viau a fait partie — ont recommandé la publication d’un rapport annuel sur l’utilisation des «témoins repentis», le seul publié à ce jour est celui de 1998.

On y apprend qu’entre 1992 et 1998 les services d’enquête ont eu recours à 69 repentis pour éclairer 218 dossiers impliquant 250 accusés. Quelque 156 de ces accusés ont plaidé coupables et 25 autres ont été reconnus coupables, ce qui représente un taux de succès de 82 %. Au moment où ces chiffres étaient rendus publics, 32 autres accusés étaient en attente de procès.

Le recours aux délateurs a atteint un sommet en 1995 et 1996 (soit 32 pour ces deux années), ce qui serait un effet de l’escouade Carcajou. Il est par la suite retombé à 4 en 1998, ce qui, selon la professeure, indique une prise de conscience des difficultés reliées à cette méthode d’enquête.

On apprend également quels sont les avantages que les autorités sont prêtes à consentir aux délateurs: protection du collaborateur et du conjoint, réinstallation dans un nouveau milieu, octroi d’une nouvelle identité, paiement maximal de 400 $ par semaine après la sortie de prison et pendant un maximum de deux ans pour faciliter la réinsertion sociale.

Il est par contre impossible de savoir si les délateurs accusés d’homicide involontaire ont bénéficié d’accusations réduites.

Me Viau se dit par ailleurs convaincue que les corps policiers ont tiré des leçons des dérapages et des échecs qui ont marqué le recours aux délateurs ces dernières années et qu’ils seront mieux outillés dans les procès qui se préparent contre les motards criminalisés. «Ce sera un test pour l’efficacité de la méthode», estime-t-elle.

Daniel Baril